Le 7 avril, les éditions Argyll publient “Trois battements, un silence”, dernier roman de l’autrice Anne Fakhouri. Comme vous le savez peut-être (ou pas), Anne nous a quittés le 9 novembre 2022, emportée par la maladie. “Trois battements, un silence” ne pouvait, pour de nombreuses raison, qu’être le fleuron de notre catalogue. Il l’est d’autant plus par les circonstances. Mais ne vous y trompez pas, “Trois battements, un silence”, est un grand livre, la masterclasse d’une autrice qui figurait parmi les tout meilleurs de sa génération, nous en sommes plus que persuadés ; tout comme nous sommes plus que persuadés que le roman vous laissera, à beaucoup d’entre-vous, une empreinte indélébile.
En attendant la sortie, nous vous offrons une interview d’Anne, que nous lui avions demandé il y a quelques mois déjà, avant que la maladie ne l’affaiblisse trop. La relire, c’est comprendre, aussi, à quel point elle nous manque.
Toutes et tous en librairie le 7 avril !
Argyll.
Anne, Trois battements, un silence sort en avril chez Argyll. Peux-tu nous dire comment ce roman s’intègre dans ton évolution d’autrice ? Quel en a été le déclencheur ?
J’ai commencé à y penser il y a dix ans. La première scène du livre m’est venue en voiture, en écoutant Born to Run de Springsteen. La forêt défilait. J’ai toujours aimé la forêt, c’est même mon principal lieu-refuge. J’y ai vu des silhouettes qui se sont précisées. Pour certains d’entre nous, les histoires n’arrivent pas toujours de façon linéaire et parfois même, elles surviennent par des biais qu’on abandonne par la suite. Je me suis attachée à la silhouette de Vadim, un personnage qui n’intervient que deux fois dans le roman, un Enchanteur obligé de se nourrir des vœux des gens jetés dans les Puits à Voeux pour guérir d’une maladie contractée lors d’une nuit de bataille terrible, alors que tous ses semblables viennent de mourir d’une tempête féerique (ce qui n’est même pas évoqué dans la version finale). L’origine du roman est donc épique, ce que l’on ressent moins dans la version que je propose là.
Ce livre célèbre également ton retour aux littératures de l’imaginaire après quelques années sans publication dans le domaine. Entretemps, tu as beaucoup publié en jeunesse et en comédie romantique. Mais finalement, les littératures de l’imaginaire, tu y reviens toujours, non ?
Je reviens toujours à toute forme de littérature, sans beaucoup délimiter de frontières – sauf pour le polar que j’ai du mal à aimer, même s’il m’arrive de flirter avec. J’ai effectivement écrit deux comédies romantiques (dont une série pour ado) et une romance entretemps, sous pseudo*. En tant que lectrice, je n’ai jamais eu de préférence pour l’imaginaire sous toutes ses formes (je suis même une piètre lectrice de SF). C’est le conte qui revient, en revanche, systématiquement. Je n’ai jamais été une inventrice de mondes – j’admire profondément les auteur.e.s qui le sont –, j’aime le flou temporel et spatial qu’on retrouve dans le conte et également les codes des personnages, qui sont si faciles à faire dévier de leur trajectoire traditionnelle.
Trois battements, un silence tient vraiment du conte, même s’il est ancré dans un monde de fantasy urbaine, que sa structure rappelle plutôt un road novel et son ton parfois le polar. Pourquoi écris-tu autant sur la féerie ?
Elle constitue le presqu’invisible et très souvent l’indicible, ce que j’aime particulièrement. L’explicite m’a toujours ennuyée – en humour aussi d’ailleurs. Par bien des aspects, elle se situe dans ma spiritualité plus que dans mes goûts. Un monde de l’au-delà, sans morale, sans frontières, par lequel on échappe à la triste réalité d’être un soi social et où, dépouillé.e.s de nos masques, on touche à notre propre rythme et souvent notre propre poésie. J’ai toujours aimé ce qu’on perçoit du coin de l’oeil et qui disparaît quand on tourne la tête pour le regarder. La seule fois où j’ai montré des fées perpétuellement en action, c’est dans American Fays qui s’y prêtait, parce que c’est presque un pulp et que sa conception s’inspire plutôt de ma construction en tant que joueuse de JDR et de grandeur nature que d’autrice.
As-tu des références dans ce domaine qui ont pu t’orienter vers ce type de récits ?
Little Big (Le Parlement des fées) de John Crowley, sans conteste ! Je n’entends plus jamais parler de ce livre, hélas. Est-il toujours lu ? Pourtant, rien que cette scène où Smoky, le personnage principal, marche vers Alice, sa fiancée, au travers des Etats-Unis, pendant que la tante de celle-ci, Tante Nuage, suit son cheminement en tirant ses cartes de tarot… Cette merveille… Thomas Burnett Swann et son cycle du Latium également. Et évidemment les contes de fées, surtout ceux qui n’expliquent rien, pas ceux qui ont christianisé les fées-marraines.
Si tu devais présenter les ambitions de ce roman, que nous dirais-tu ?
Trois battements, un silence est un voyage que l’on fait tête et pieds nus, un bâton à la main, sans d’autre ambition que de s’en remettre à une volonté, voire une puissance, qui répond à la nôtre. J’avais très envie d’un roman de personnages et, ça va vous faire rigoler peut-être, mais la comédie romantique a été un excellent laboratoire pour ça. De plus, je voulais écrire un livre sans concession, qui corresponde très exactement à mon chemin intérieur, une alternance d’épique, de poésie, d’humour et de contemplation. Un voyage dans la forêt, qui est un lieu qui m’est particulièrement cher, avec des passages dans les buissons et des chemins de traverse. Je voulais des personnages profondément humains qui refusent l’héroïsme facile. Je tenais également à raconter la gratuité du voyage et la nécessité de la fuite d’une réalité où on organise tout, même les élans, même la beauté. Et puis, je l’avoue, j’avais envie d’écrire un livre qui vienne fermer un cycle, une réponse plus mûre au Clairvoyage, mon premier roman, publié chez l’Atalante.
Es-tu de celles qui pensent que les littératures de l’imaginaire permettent ce pas de côté nécessaire à réveiller notre réalité, notre quotidien ? Comment ?
J’ai peu de théories sur le genre mais plutôt une tendance à aimer analyser la singularité de chaque œuvre. Un réflexe de prof de français et de lectrice. Je refuse même de réfléchir sur la nécessité de l’imaginaire, de peur de tomber dans l’utilitarisme. L’imaginaire, pour moi, est d’une gratuité absolue, une liberté inaliénable. Je n’y espère jamais rien, n’y projette rien. J’y suis même ouverte à toutes les propositions, toujours avec la même innocence. C’est peut-être pour ça que je l’aime autant.
Nous, on a été frappés par la force et l’authenticité de tes personnages, comme Marco ou Ray.
Jean-Claude Dunyach m’a donné un jour le seul conseil d’écriture qui m’a vraiment servi : « Vis avec tes personnages ». Pour Marco, c’était très facile. Son caractère est très proche du mien. Il manie à la fois l’évitement et le sarcasme, la tendresse et un profond besoin de solitude. Physiquement, il fallait en revanche tout créer. Comme il est danseur-guerrier, j’ai beaucoup imaginé sa posture, les pieds ancrés dans la terre, le petit pas de côté qu’il a l’air toujours de faire. J’ai regardé beaucoup de danseurs et danseuses contemporains pour ancrer ce mouvement dans Marco et l’imaginer plus facilement. Dans la partie de l’enfance de Marco, l’oncle Ray est le seul adulte qui mérite de l’attention. Je ne sais pas si je me suis inspirée de mon grand-père, peut-être un peu, mais je l’ai construit comme un protecteur universel, le vieux monsieur fait de patience et de silence que tout enfant perdu voudrait avoir à ses côtés. De toute façon, j’ai construit tous mes personnages de leur naissance à leur mort, même ceux qui n’interviennent que sur quelques pages. Certains ont eu une vie incroyable, à peine esquissée, qu’on devine et qui pourrait faire l’objet de nouvelles ou même d’un autre roman. Vadim dont j’ai parlé plus haut, mais aussi Tess, la terrible danseuse-guerrière aux trousses de Marco ou Eric Vidal, l’homme qui a défié le système, au point de devenir un mythe. Nous sommes dans un univers légendaire, j’ai donc joué avec la légende, la rumeur, l’image. Pour ça, on doit garder une base très complète, très fixe. Il n’y a pas de place à l’approximation quand on décide de montrer ses personnages par petites touches, voire par esquisses.
Si tu en avais deux ou trois préférés dans ton oeuvre, ce serait lesquels ?
Des personnages ? Marco, évidemment. Définitivement l’oncle Ray. Et Hannah, cette danseuse-guerrière qui porte sur elle, comme beaucoup de femmes, les responsabilités des autres. Mélusine également est un personnage que j’ai construit minutieusement à partir de la fée d’origine. Je voulais une Mélusine aussi ambiguë qu’on la trouve dans l’oeuvre de Coudrette, mi-femme, mi-fée, attirée et rejetée par les deux bords. Elle devait également représenter la femme constructrice d’un côté et la féerie surpuissante de l’autre. Le personnage principal est un homme, certes, mais les femmes sont la vraie structure de l’histoire, celles qui sont mises en valeur, celles qui initient l’histoire.
Dans quelle mesure, si c’est bien le cas, la lecture est-elle chez toi un facteur déclenchant du besoin d’écrire?
Oui, je reste persuadée que la lecture est un facteur déclenchant voire indispensable à l’écriture. Je rencontre énormément de gens qui ont envie d’écrire parce qu’ils ont été des lecteurs acharnés et enthousiastes. À quelques exceptions près, toutes et tous les auteur.e.s ont été ces lecteurs-là, du moins ceux que j’aime. Ceux qui ont d’autres motivations (parler de soi, reproduire des univers visuels) m’ennuient vite. Ils cherchent souvent des recettes et des méthodes, des techniques de reproductions sans appropriation et pas à perpétuer une transmission de sensibilité, d’idées ou de formes. Je crois fermement au pouvoir de la transmission. J’en ai fait mes deux métiers.
Et d’ailleurs, quelles sont les lectures que tu considères importantes, voire vitales, dans ton propre parcours d’écrivain ?
On résume difficilement un parcours de lectrice, surtout quand on est comme moi une adepte de la bibliothérapie. Je peux citer mes œuvres fondatrices à la limite, celles auxquelles je reviens depuis des décennies, en vrac : l‘Odyssée, Alice au pays des merveilles, un balcon en forêt de Gracq, le Grand Meaulnes, les Misérables, les contes d’Andersen, la Bible, la Vulgate, Roald Dahl, Cent ans de solitude, tout Colette et probablement tout Zola, des tonnes de poésie, Valmore-Desbordes, Renée Vivien, Saint-John Perse, Stuart Merrill, Desnos, Neruda, Thomas Burnett Swann et des contemporains comme Simon Johanin que j’ai découvert il y a peu (L’été des charognes, une merveille!) ou encore les essais de Paul Veyne, Despentes et pas mal d’autres. Mais on s’en fout, des listes de préférence, non ? Finalement, même nos dégoûts profonds ou nos simples inimitiés de lecteurs et lectrices nous représentent et nous transforment.
Et ensuite, tu écris quoi ?
Un roman historique qui se déroule entre 1910 et 1920, période que j’aime particulièrement, et qui s’inspire du Nonchaloir, un jeu de rôles grandeur nature que j’ai écrit avec Marianne Cailloux, une amie historienne (Docteur Cailloux, s’il vous plait ! Rien que ce nom me fait dire que nous étions faites l’une pour l’autre), et que nous faisons régulièrement jouer. Le grandeur nature fait vivre aux joueurs une journée de permission de trois soldats et parle d’amitié, d’enfance, de souffrance, de confrontation entre la réalité de la guerre et la manipulation des médias mais aussi et surtout de mœurs. Nous avons décidé, Marianne et moi, de raconter l’histoire de ces huit personnages au travers du regard des quatre femmes de leur groupe. Encore une fois, il y sera évoqué la responsabilité invisibilisée des femmes mais aussi leur libération et leur révolte.
* Les gentilles filles vont au paradis, les autres où elles veulent, Elie Grimes, Le Livre de Poche.
Harper, 15 ans, Hannah Bennett (4 tomes), Rageot et le Livre de poche jeunesse.
Mrs Stafford et le Capitaine Conrad, Elie Grimes, BRM et le Livre de Poche.
Nathalie Meresankh (c)