Comme nous le disions dans nos précédents articles, nous donnons la parole aux auteur·ices que nous publions (mais aussi à celles et ceux qui souhaiteraient nous soumettre un article). Ici, c’est la voix de Christophe Nicolas que nous vous proposons d’écouter, au travers d’une interview sans concessions, sans filtres. Que rajouter de plus ? Ah, oui : achetez Trackés, qui sort le 18 mars en librairie !
1 – Trackés sort le 18 mars chez Argyll. Peux-tu nous dire comment ce roman s’intègre dans ton évolution d’auteur ? Quel en a été le déclencheur ?
Rémi Fraisse est mort le 26 octobre 2014, tué par une grenade offensive de la gendarmerie lors d’une manifestation écologiste. Le 1er novembre 2014, j’ai participé à un rassemblement à sa mémoire à Toulouse. Ça s’est fini comme je le raconte dans le prologue de Trackés. À savoir : lacrymo, flash-ball et nasse policière. On était 9 ans après la mort de Zyed et Bouna et les « émeutes des banlieues » de 2005, mais un an et demi avant « Nuit debout » et 4 ans avant les « Gilets jaunes ». Je n’avais encore jamais été confronté à une répression aussi violente en manif. Les gens à qui j’en parlais, à l’époque, avaient du mal à le croire.
L’idée de départ du roman, c’est la Pythie. Pour ne pas trop divulgâcher, disons l’exploitation des mégadonnées dans un futur proche. On était début 2016. La France venait de subir les attentats du 13 novembre. Je réfléchissais à la façon de développer mon histoire quand a débuté la mobilisation contre la « loi travail ». J’avais déjà abordé le thème du contrôle social dans Projet Harmonie, qui se déroule pendant les grèves de 1995. Quand j’ai pris conscience que mon nouveau projet s’inscrivait dans la lignée de ce précédent roman, tout s’est mis en place dans ma tête. En décidant de reprendre certains personnages, 20 ans plus tard, j’avais mon titre de travail, Harmonie 2016, et mon angle d’attaque : le contrôle social à l’ère numérique, alliant « manière forte » (la matraque) et « soft power » (la manipulation).
L’histoire de Projet Harmonie se passait dans une France alternative. J’ai joué là-dessus pour modifier tous les noms propres de Trackés, n’hésitant pas à fusionner plusieurs entités entre elles pour plus d’efficacité. Par exemple, le mandat de mon président de la République Bossaillon s’étend sur les quinquennats de Sarkozy et Hollande réunis. De même que mon géant du numérique GoTech est à la fois Google, Amazon et compagnie. Par contre, je tenais à ce que tous les faits d’actualité cités dans le roman soient exacts, et leurs dates scrupuleusement respectées. Ça m’a demandé beaucoup de travail, mais je trouve que le résultat renforce l’impact du livre.
Je crois que c’est cette volonté de coller aux évènements « historiques » qui marque mon « évolution d’auteur » pour ce roman. Et le fait de vouloir aborder toutes les facettes du sujet, du moins un maximum. J’espère avoir réussi à donner une vision d’ensemble assez claire pour aider à comprendre les enjeux. De l’intrigue d’abord, mais aussi au-delà.
2 – Pourquoi mélanger polar et anticipation ? As-tu des références dans ce domaine qui ont pu t’orienter vers ce type de récit ?
J’ai toujours aimé le mélange. Il suffit de lire mes premiers romans pour s’en apercevoir, avec un apogée pour Le Camp, qui balaie presque tout le spectre des « mauvais » genres ! C’est aussi mon goût de lecteur. J’aime les bonnes histoires, qu’importe leur étiquette. Même si j’avoue un faible pour l’anticipation. Il suffit qu’un résumé de livre ou de film commence par « Dans un futur proche… » pour me donner envie d’y jeter un coup d’œil.
En ce qui concerne Trackés, j’étais parti sur un roman de science-fiction. Mais plus j’avançais dans mes recherches de documentation, plus je me rendais compte qu’on vivait déjà dans le monde futuriste que je voulais décrire. Ou pas très loin. Et l’écart entre ma fiction et la réalité se réduit chaque jour un peu plus. Il faut savoir que j’ai fini d’écrire cette histoire en 2018, juste avant le mouvement des Gilets jaunes. À cette époque, on ne parlait pas de violences policières dans les médias grand public, le groupe Bolloré n’avait pas encore été mis en examen pour corruption dans l’affaire des ports africains, la loi dite de « sécurité globale » n’était pas encore dans les tuyaux, et cætera. Même la recherche sur les ordinateurs « quantiques » a beaucoup progressé entre-temps… Je crains que Trackés ne soit plus vraiment un roman d’anticipation !
3 – « Une fiction distractive vectrice de discours social », voilà ce que propose Trackés. Crois-tu que la fiction doit, de plus en plus, s’approprier le champ politique ?
Ta définition n’est pas très « distractive » ! Mais elle est juste, en même temps qu’elle illustre la difficulté de l’exercice. Une critique a un jour qualifié Projet Harmonie de « littérature populaire intelligente ». Waouh… La formule me plaît beaucoup. Depuis, j’essaie de l’appliquer à tous mes romans. Avec Trackés, j’ai donc cherché à offrir un propos exigeant sous une forme avenante. Populaire et intelligent, si possible, dans cet ordre. D’abord l’aventure, les rebondissements, le suspense dans une langue simple et rythmée. Les sujets de réflexion devaient s’inscrire pleinement dans l’histoire. Ils ne devaient surtout pas gêner la lecture, mais l’enrichir.
Pour répondre à la question… Tout récit porte un discours politique, non ? Plus ou moins diffus, peut-être parfois de manière inconsciente. Il y a le choix des situations, des personnages, de leurs rapports entre eux, de leurs réactions… Une fiction qui s’appliquerait à ne surtout rien remettre en cause passerait aussi un message : le monde est très bien comme il est, ne le changeons pas.
C’est vrai que Trackés adopte une approche assez frontale, même si je pense que l’effet est amplifié par la résonance du texte avec la situation actuelle. Mais son action se déroule autour du 1er mai 2016. Et je me suis interdit de retoucher le roman après coup pour y ajouter des clins d’œil à des événements récents. S’il peut paraître visionnaire à certains, c’est seulement parce qu’il s’appuie sur des faits réels et que la course du monde est dramatiquement prévisible.
4 – Tu parles de l’impact des violences policières et des GAFAM. Penses-tu que le libre arbitre peut ou doit encore être défendu par le biais d’une fiction ? Quelle est la force de la fiction ?
La force principale de la fiction, c’est l’émotion qu’elle suscite. Des communicants de toutes sortes l’ont bien compris : le « storytelling » est une méthode maintenant utilisée autant en marketing qu’en politique.
Dans le cas de Trackés, la fiction me permet de présenter une réalité complexe en quelques scènes qui font sens. D’illustrer des problématiques parfois abstraites en plongeant des personnages fabriqués sur mesure dans des situations choisies. Que veut dire « surveillance globale » ? Qu’est-ce que ça implique ? Pourquoi une utilisation violente de la police ?
En plaçant le lecteur dans la tête des différents protagonistes, je voudrais lui permettre de mieux saisir les enjeux. De jauger les motivations et les actes de chacun et en tirer ses propres conclusions.
Un roman ne va pas changer le monde, mais il peut transformer un individu, modifier sa perception des choses. On a vu des masques de V pour Vendetta, du Joker ou de La casa de papel dans la vague de contestation internationale de fin 2019. C’est au moins la preuve que ces œuvres ont résonné dans le cœur de ces gens-là. Qu’ils faisaient un lien entre elles et leur action.
Quoi qu’il en soit, certains décideurs ne semblent pas douter du pouvoir subversif de la fiction. Sinon, la censure n’existerait pas… Et elle peut prendre diverses formes, même dans notre belle République démocratique et sociale. Quand quelques groupes privés détiennent la majorité des journaux et des chaînes de télévision en plus des grandes maisons d’édition, les voix dissidentes deviennent difficiles à entendre. Or, puisque tu parles de « libre arbitre », il est impossible de se construire une opinion personnelle sans une information libre et complète. Mon personnage principal est journaliste, ce n’est pas un hasard !
5 – Après Trackés, à quoi t’attaques-tu ?
À tout autre chose ! Une histoire plus intimiste, garantie sans complot international ! (Quoique…) C’est une sorte de polar en milieu rural, avec des gendarmes locaux qui enquêtent sur une disparition inquiétante. Ça pourrait s’appeler « Meurtre en Cévennes », comme dans cette série de téléfilms de France 3, tu vois ? Avec un petit côté subversif, quand même. Ça parle de déterminisme social, de justice de classe… Il s’est passé une drôle de coïncidence pendant l’écriture de ce livre : mes voisins ont décidé de rénover l’immense ruine attenante au petit appartement que je loue à prix d’or à leur riche famille. Depuis maintenant 17 mois, je travaille dans le fracas des marteaux-piqueurs et des engins de chantier, du matin au soir, même pendant les différents confinements. Le maire du village leur a accordé le droit de déroger aux horaires imposés au bas peuple. Et si j’ai le malheur de me plaindre du bruit, la police municipale débarque à la maison pour m’inciter à déménager… C’est aussi ce que raconte mon prochain roman en filigrane : comment les institutions écrasent les faibles et protègent les forts.
(c) Christophe Nicolas, 2021
entretien réalisé par mail par Xavier Dollo pour les éditions Argyll.