Nous avons demandé à Susan Emshwiller, fille de Carol Emshwiller (dont nous allons publier le superbe roman, La Monture, en octobre) et Ed Emshwiller, de nous en dire un peu plus sur son incroyable famille, faite d’artistes, d’inventeurs, de créateurs en tout genre. Une famille qui semble avoir toujours eu un goût prononcé pour l’expérimentation, comme le révèle l’article suivant de Susan Emshwiller, qui nous raconte dans ce premier épisode qui était son père. En France, nous le connaissons surtout pour sa participation à la culture pulp, puisqu’il illustra de nombreux magazines de l’époque, avec un talent certain, qui lui fit d’ailleurs remporter de nombreux prix Hugo ! Avec Argyll, nous souhaitons vous faire rencontrer nos auteurs, c’est le cas de Carol Emshwiller. Quoi de mieux que de vous la raconter via son environnement, sa famille, ce qu’ils ont été ou sont encore ? Un grand merci à Susan Emhswiller, elle-même artiste accomplie, pour tous les documents qu’elle nous a fournis, ce texte mais aussi des photos. Les documents visuels, comme les films, mais aussi certaines photos, sont dénichés, quant eux, sur le net.
Texte traduit (en amateur, désolé d’avance) par Xavier Dollo, avec l’autorisation de la famille Emshwiller.
Que puis-je raconter sur mon père ?
Je peux simplement vous rapporter des fragments, seulement de ceux que j’ai vécu avec lui, avec mon propre prisme.
L’endroit où tout commence pour moi s’appelle Levittown. C’est là-bas que j’entre dans l’histoire de mon père. Je vivais dans une maison, proche de la scène artistique de New-York, qui restait abordable pour un ancien vétéran de la Seconde Guerre mondiale tel que mon père. Moi, ma soeur et mon frère avons grandi dans un quartier non conventionnel avec des parents décidément eux aussi non conventionnels.
Tout au long de sa vie, papa n’a cessé de changer d’orientation professionnelle. Il s’est d’abord spécialisé dans la peinture et l’illustration. Notre maison possédait deux chambres à l’étage, revisitées comme un studio. Là-haut, papa peignait et illustrait à longueur de journées. Je restais souvent à ses côtés, observant l’évolution de son travail. Parfois, je lui rappelais de ne pas se mettre les pinceaux dans la bouche. Je suis persuadée qu’il le faisait à dessein, juste pour que je lui rappelle de ne pas le faire.
J’ai appris à dessiner en le regardant faire. J’adorais tous ces monstres et extraterrestres qu’il sortait de son imagination. Pour ses couvertures de Science Fiction (qui de temps en temps illustraient une nouvelle de maman), il commençait par dessiner trois ou quatre ébauches. Il les envoyait à l’éditeur qui décidait laquelle collerait le mieux ; ensuite seulement papa s’attelait à la peinture. Beaucoup plus tard, pour l’anecdote, il me disait qu’il fallait toujours présenter un projet moins bon que les autres à l’éditeur. Pour mon père, les directeurs de publication adoraient utiliser leur pouvoir, celui de rejeter un projet, avec ce risque de rejet de votre travail préféré. Avec cette technique roublarde qu’utilisait mon père, ses directeurs de publications se décidaient beaucoup plus aisément. Un bon conseil, donc !
Papa encadrait de ruban adhésif les contours de ses tableaux, traçait au crayon un léger cadre et commençait ses acryliques. Il entamait le travail par les arrière-plans, qu’il créait parfois en délimitant des zones avec du ruban adhésif ou un mastic puis il utilisait une technique éprouvée grâce à laquelle il pouvait souffler la peinture sous forme de brouillard avec un atomiseur. Au fur et à mesure de son travail, les détails prenaient en netteté. Les derniers détails étaient réalisés, la plupart du temps, avec un pinceau fin enduit d’un blanc qui donnait des reflets aux pistolets à rayons, aux planètes, aux fusées, aux les yeux ou à une peau violette visqueuse. Il cachait toujours un “EMSH” quelque-part. Sa signature. Mais pour moi, le moment magique, c’était celui où il retirait les rubans, qui révélaient une bordure blanche, parfaitement nette.
Pour s’aider quand il peignait, papa utilisait de nombreuses photographies et coupures de magazines. S’il trouvait une photo ou une publicité qui lui plaisait, il la découpait et la rangeait dans un dossier. Il possédait un classeur rempli d’images avec des animaux, des planètes, des machines, des gens… mais il a aussi utilisé sa famille et ses amis comme modèles. Pour ses peintures, papa prenait des Polaroïds de ses modèles, avec des poses bien spécifiques. Pour lui, maman était un modèle pratique, car sous la main, mais son meilleur modèle, comme pour de nombreux artistes, c’était lui-même. Ainsi, nous avons de nombreuses versions alternatives du visage de papa. Nos voisins, les Griffiths ont également eu les honneurs de plusieurs couvertures !
Je disais que mon père avait beaucoup changé d’orientation. Après la peinture et l’illustration, vint le cinéma.
Papa aimait expérimenter. Il a commencé à s’intéresser au cinéma tout en continuant l’illustration commerciale. Tout d’abord, il animait ses peintures abstraites. Puis, plus tard, il a recouvert le grenier de papier noir épais pour un petit film.1
Pendant que ses enfants jouaient aux cowboys et aux indiens, aux flics et aux voleurs, papa jouait, lui, dans son studio. Pour Relativity, il a construit une grotte ; une structure de bois et de grillage recouverte de papier mâché, de terre, de pierres, avec une vieille poupée en caoutchouc incrustée dans le mélange.
Parfois, on me posait cette question : « Petite fille, que fait ton papa dans la vie ?
Je répondais : « Il est cinéaste underground d’avant-garde », n’ayant aucune idée réelle de ce que cela signifiait !
Il est vrai que papa était très concentré sur son art, mais il ne nous négligeait pas pour autant. Il nous a appris à manipuler certains outils, à lancer des balles devant la maison, à creuser une tranchée autour d’une tente. Il cuisinait du Spam2 avec du fromage à la crème, et bien sûr nous nous sommes amusé à dessiner et à réaliser des films. Il a produit un dessin animé (dessiné à la main) pour accompagner le disque 45 tours de Quacky the Little White Duck. Ed était toujours patient et gentil avec nous quand nous étions dans ses jambes.
Le canapé de la maison était recouvert d’âpres motifs sud-américains, les meubles étaient dépareillés, nous avions beaucoup de livres, des instruments de musique, une véritable ménagerie composée d’iguanes, de souris, de lézards à corne, serpents, chats ; il y avait de nombreuses photographies et des œuvres d’art originales partout sur les murs, et traînaient ici et là des articles de magazines ésotériques, scientifiques ou artistiques, des catalogues de vente par correspondance, posés ouverts sur les tas de factures du journal Newsday. Nous ne vivions pas dans la saleté, la maison était simplement encombrée, toujours en pleine effervescence. Nous avions l’habitude d’utiliser, pour quelques instants, parfois pour la simple lecture d’un paragraphe, toutes ces choses et ces objets, que nous finissions par abandonner sur place.
Je me souviens que maman et papa se lisaient mutuellement des articles, discutaient de leurs projets artistiques, mais j’avoue que je n’y prêtais guère attention. J’appelle cela le bruit blanc de mon enfance. Ils ne regardaient pas beaucoup la télévision et ne nous autorisaient que certains programmes. Nous étions toujours en décalage avec nos camarades de classe, n’ayant pas vu le dernier épisode de Hogan’s Heroes ou Gilligan’s Island. Nous nous endormions au son des mocassins de papa qui crissaient sur le sol, à l’étage, et de la machine à écrire de maman qui cliquetait sur la table de la salle à manger. Ses enfants enfin endormis, maman trouvait là le temps d’écrire ses histoires de science-fiction.
Il me faut dire, aussi, que maman et papa avaient tous les deux traversé la Grande Dépression ; ils se souvenaient des mauvais sandwichs aux haricots et des spaghettis sans sauce qui étaient leur quotidien. C’est sans doute pour cela qu’ils achetaient des objets d’occasion, de vieux meubles par exemple. De notre côté nous ne portions aucun vêtement à la mode ni ne possédions aucun des derniers jouets en vogue, ceux-là même que l’on désirait pourtant désespérément. En revanche, nous pouvions demander, sans restriction, des cours de guitare, de théâtre, de claquettes, ou de concertina. L’argent de mes parents était dépensé pour l’art ou l’équipement d’art, pas pour ce qui n’était pas essentiel à leurs yeux.
Même en grandissant, nous ne mangions pas beaucoup à l’extérieur en famille, mais quand nous le faisions, notre repaire gourmand le plus régulier était celui d’Howard Johnson. Pendant que nous attendions nos plats, papa et moi retournions nos serviettes en papier du côté non imprimé et nous dessinions dessus. Les croquis d’un visage, d’une pièce tenue dans une main ou encore de quelqu’un tapant à la machine. Nous les échangions et chacun ajoutait sa touche au dessin de l’autre, des monstres bizarres ou des personnages mi-humains mi-machines mi-bouton-de-chasse-d’eau. C’était très amusant et j’étais vraiment heureuse de notre connexion.
Lorsque papa avait besoin d’argent, il retournait à l’illustration, mais au fur et à mesure que son travail cinématographique devenait mieux connu et reconnu, il a pu complètement abandonner cette pratique. Pour y parvenir, il a obtenu des emplois de directeur de la photographie sur des films tels que Time of the Heathen, Hallelujah the Hills, The Existentialist, ou encore Painter’s Painting. Il a reçu des aides de la part du National Endowment for the Arts, de Guggenheim, de la Ford Foundation, etc. Il est aussi beaucoup allé dans les collèges et les universités. Je suis toujours estomaquée quand je me rends compte que papa a pu vivre de sa passion en tant qu’artiste indépendant, tout en élevant trois enfants qui ont pu aller à l’université.
Chaque fois que le travail sur un film s’achevait, papa organisait des projections dans notre maison de Levittown. Nombre d’artistes, de cinéastes, d’écrivains, de danseurs sont venus chez nous comme Jonas et Adolfas Mekas, Carmen D’Avino, Red Grooms, Stan Vanderbeek, Stan Brackage, Alwin Nikolais, Murrey Lewis, Yvonne Rainer, Amos Vogal. Pour ne pas déranger les adultes, nous, les enfants, nous nous asseyions dans les escaliers et regardions de loin. J’ai toujours vu les films de mon père en sachant qu’il s’agissait de films destinés aux adultes et je ne les comprenais pas. Ce n’était pas du tout frustrant, seulement la réalité. Je laissais les images et les sons me submerger. Avec le recul, c’était certainement l’état d’esprit idéal pour visionner les films expérimentaux de mon père, sans avoir à chercher du sens à ce que je voyais à l’écran.
Papa était un alliage d’improvisation artistique et de méthodes bien organisées. À cette époque, il triturait ses caméras, pour créer ses propres surimpressions, méticuleusement conçues. Il filmait une partie, créait un modèle de cette image, rembobinait le film jusqu’à la séquence exacte, puis alignait le plan suivant en fonction de son modèle et prenait l’autre image. On le voit sur la danseuse dans les espaces noirs entre les peintures de Dance Chromatic. On voit la danseuse et le visage immobile (ma tante Becky et mon oncle Mac) à des vitesses différentes comme dans Thanotopsis. Il ne savait jamais si son travail avait réellement fonctionné jusqu’à ce que le film soit développé. Mais il était confiant en lui, et en ses calculs. Et après avoir tout calculé, il était assez malin pour mettre des pense-bêtes sur chaque caméra pour l’exposition, des marques de conversion métrage-temps sur des règles en bois avec l’échelle des secondes pour une pellicule de 16mm, où mettre le pop de synchronisation pour le démarrage de film… pour ne pas avoir à refaire ces calculs.
Papa était fier de son travail, qu’il souhaitait constamment à l’avant-garde. Il cherchait toujours à être novateur. Il a beaucoup expérimenté et tenté avec des techniques inconnues. Stanley Kubrick avait vu son film Relativity et lui avait demandé de travailler sur la séquence vitesse/rêve finale de 2001, l’odyssée de l’espace. Papa a refusé, mais je ne saurais en donner la raison.
Lorsqu’il tournait le Projet Apollo et qu’il était au lancement à Cap Canaveral, il avait emporté son appareil photo, comme les équipes de presse présentes, les photographes, etc. Et au début du compte à rebours, il s’est rendu compte que tout le monde allait prendre la même photo. Il a alors tourné son appareil photo vers les autres et, au moment où la fusée s’élevait dans le ciel, il a capturé cet instant où les centaines d’objectifs montaient vers le ciel pour la suivre. Une jolie prise que personne d’autre n’a eue !
Ensuite, papa s’est tourné vers la vidéo.
Parfois, j’étais ennuyée d’être présente dans ses oeuvres. Pas en tant qu’enfant dans Hallelujah the Hills, ou la petite fille dans Relativity, mais dans Family Focus. J’étais au lycée et il avait cette caméra vidéo allumée toute la journée. Cela a duré plusieurs mois. J’avais cette impression horrible et gênante d’une intrusion dans ma vie d’adolescente. J’étais contrariée que tout ce que je faisais – mes conversations téléphoniques, mon diplôme d’études secondaires, mes cours de conduite – soit exposé au monde. De plus, j’avais la désagréable impression qu’il « ratait » tous ces événements en se cachant derrière la caméra. En étant là, mais pas là. Quand j’ai vu la version finale, avec toutes les manipulations et distorsions vidéo, je lui ai dit : “Pourquoi ne m’as-tu pas montré ce que tu allais faire ? Cela m’aurait rendue moins folle !”
Tous les dix ans environ, les envies artistiques de papa changeaient. Il avait navigué de la peinture et illustration au film expérimental d’avant-garde puis à la vidéo, et ensuite du travail par ordinateur aux performances multimédia ; et enfin à l’enseignement. Je considère toujours ce chemin de vie fluctuant comme l’une des plus grandes leçons que papa nous a donnés. Sa façon de vivre et de voir les choses ont libéré mon esprit et m’ont permis de repousser mes propres limites. Sa façon de vivre et de voir les choses, de les avoir vécues ainsi, est pour moi un excellent moyen de rester curieuse, imprévisible, et d’apprendre toujours de nouvelles choses en prenant des risques.
Je le disais, papa était à la fois improvisateur et structuré. Organisé et libre. Pragmatique et fantaisiste. Précis et scientifique, car il ne bâclait jamais rien. Il était un explorateur des mers inconnues, mais un explorateur qui emportait toujours avec lui tous les instruments de navigation dont il pourrait avoir besoin.
Cependant, son univers ne lui semblait pas si important. Il avait quelques tableaux et photos de ses films exposés en bas dans notre maison de Levittown, mais il n’y avait pas de photos ou de souvenirs à l’étage dans son studio. Je me souviens quand je suis venu vivre avec lui après qu’il eut commencé à Cal Arts, des secrétaires avaient été chargées de meubler son appartement. Il a vécu pendant des années avec ces canapés fleuris et laids, dans ce décor terne de Sears. Ses voitures et ses vêtements étaient tous utilitaires. Les jeans, les chemises de fermier et les mocassins L.L. Bean étaient sa norme. Rien, hormis sa barbe, ses cheveux longs et ses idées, n’était particulièrement arty. Et pourtant, il ne cessait de me surprendre. Par exemple, quand il brûlait une de ses chemises avec la cendre d’un cigare, plutôt que de rejeter le vêtement, il cousaitlui-même un patch à l’endroit du trou.
Les sciences, la technologie et les ordinateurs l’intéressaient beaucoup ; peut-être était-ce une influence de son propre père, Errol Emshwiller, un inventeur qui travaillait pour un bureau des brevets américains, et qui a écrit une thèse sur la thermodynamique. Je me souviens avoir rendu visite à papa un jour alors qu’il était à Cal Arts. Il a levé les yeux de son petit ordinateur Atari en s’exclamant fièrement : « Je lui ai appris à compter jusqu’à dix ! »
Papa avait une confiance et des convictions inébranlables, et je crois bien qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait. Je suis tellement heureuse d’avoir grandi dans cet environnement, car il m’a appris que rien n’est impossible.
Toute cette confiance en lui ne le rendait pas pour autant suffisant. Il a permis aux autres de briller et a soutenu de nombreuses expérimentations, d’autres essais que les siens. Il n’a jamais rabaissé les gens. Au contraire, il a toujours préféré prendre les problèmes à bras le corps, le plus souvent par le dialogue, par la raison, sans disputes, sans bagarres. Pour tout dire, je suis persuadée qu’au fond papa était un pacificateur. Il a écrit un essai à destination de groupes de cinéma en guerre les uns contre les autres pour leur dire : « Paix, frères ! ». Toutefois, sans doute était-ce générationnel, il n’avait aucune aptitude à dire ses sentiments, ses joies, ses peines. Quand nous étions tous les deux dans le sud de la Californie, j’ai obtenu mon diplôme de Cal Arts. Il ne pouvait s’exprimer, dans un premier temps, qu’avec des banalités du style « Comment fonctionne ta voiture ? », « Comment va ton vieux chien ? ». Maintenant, avec le recul, j’ai compris que c’était sa façon de me dire qu’il se souciait de moi et de ma vie.
Dans certains films dans lesquels il a joué, vous pouvez voir sa joie. En plus d’être le directeur de la photographie sur le film de Mekas Hallelujah the Hills, il a aussi joué le lubrique Gideon. Dans le film de mon frère Jr. Star Trek, il interprétait un extraterrestre Ogreish en fourrure.
Que faisait-il lorsqu’il se s’adonnait pas à son art ? Il aimait faire des promenades en voiture, surtout lorsqu’il arrivait dans le sud de la Californie et ses paysages spectaculaires. Je le rejoignais souvent le temps d’un week-end, le conduisant, pour explorer de nouveaux coins et faire de la randonnée. Nous nous arrêtions toujours à un Mom ‘n’ Pop Diner, le plus éloigné que nous pouvions trouver, pour déguster un chili ou dévorer des hamburgers. Il lisait aussi beaucoup de magazines : le Scientific American (moi, j’adorais la physique et les quark !), Psychology Today, Ms Magazine, Paris Review… Je ne me souviens pas tellement qu’il ait lu des livres.
Et finalement, tard dans sa vie, son passe-temps favori devint l’aviation. Il avait toujours voulu apprendre. Il prit des cours à soixante ans, et pilota des avions monomoteurs Cessna dans le sud de la Californie. Quand il est mort, nous avons dispersé ses cendres de l’avion. Rappelez-moi de vous mettre en garde contre les quelques problèmes liés à cette pratique !
Papa racontait souvent quelques histoires, dont une que j’ai toujours aimée s’est déroulée après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Papa était sous-lieutenant dans l’armée à Trieste, en Italie, et était responsable de l’un des postes d’échange régulier de prisonniers. Lorsqu’un officier ennemi s’est vu remettre des papiers d’échange par Ed, l’homme a hésité. «Ce ne sont pas des papiers officiels! Je ne peux travailler qu’avec des documents officiels ! »
« Ils sont officiels », a assuré Ed à l’homme.
« Impossible! Il n’y a pas de tampon ! »
Papa savait que les Allemands et les Italiens étaient habitués à ce que chaque papier soit officiellement tamponné. Il fit signe à l’homme d’attendre, se précipita sous sa tente, tira un bouchon d’une bouteille de vin, sculpta les États-Unis dans le fond du bouchon, trempa l’extrémité dans le vin rouge et tamponna le fameux papier.
À son retour, il a présenté à nouveau le document. L’officier a hoché la tête de satisfaction, a fait claquer ses talons et l’échange de prisonniers eut lieu.
Papa concluait son histoire en disant qu’il ne s’était pas rendu compte aussitôt qu’il avait oublié de graver les lettres à l’envers sur le bouchon, mais cela n’avait pas fait tiquer son interlocuteur.
Je pense qu’il aimait résoudre des problèmes. Il aimait imaginer un résultat et trouver des moyens de d’y parvenir. Au California Institute of the Arts, il m’a dit un jour que résoudre des problèmes en tant que doyen de l’école de cinéma, c’était comme de « prendre un plateau vide dans une cafétéria. Vous le retirez un et un autre apparaît à sa place ». Il aimait travailler là-bas et y enseigner. Il aimait s’engager auprès des étudiants et je crois qu’il était heureux que certains le perçoivent un peu comme leur « mentor».
Il aimait avant tout pratiquer son art. Sur son lit de mort à l’hôpital, il regardait la pièce avec émerveillement, s’exclamant : « C’est une animation incroyable ! Je pourrais l’utiliser dans le prochain projet ! »
Il avait un grand rire dont tous ceux qui le connaissaient se souviennent encore. J’aimerais avoir eu plus d’années avec lui. J’aurais aimé pouvoir lui parler comme l’adulte que je suis maintenant. Pourtant, je peux toujours l’évoquer en imaginant ce rire qui laissait voir ses dents et étirait ses belles moustaches blanches.
1Sans doute Thanatopsis, 1962
2 Pâté à base de porc en boîte de conserve.