Christophe, tu sors ce 12 mai un roman intitulé « Et les gens qui ne sont rien ». Cette première question est peut-être bateau, mais pourquoi ce titre ? Qu’est-ce qui l’anime et t’anime peut-être ?
Il faudrait commencer par un petit rappel historique. En juin 2017, Emmanuel Macron, fraîchement élu président de la République, participe à l’inauguration de « Station F », une pépinière d’entreprises créée par un copain milliardaire dans un ancien bâtiment ferroviaire. Du discours qu’il improvise cet après-midi-là, sur le thème de la méritocratie, la postérité retiendra une seule phrase, d’une violence inouïe : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. »
Le titre m’a été soufflé par l’un des personnages du roman, Olivier Petit, qui cite la formule de Macron, se classant lui-même dans la catégorie des « riens ». Il est bien placé pour ne pas croire aux fables sur le mérite ! De la graine de Gilets Jaunes avant l’heure (l’intrigue se déroule en septembre 2018, un mois avant l’émergence du mouvement).
Encore maintenant, j’entends certains commentateurs des « grands » médias (et je les crois sincères) affirmer que ce mouvement social était totalement imprévisible. Dans la forme – enfiler un gilet de sécurité pour occuper des ronds-points –, je veux bien. Mais dans quel monde vivent ces gens (qui réussissent) pour découvrir que beaucoup de leurs concitoyens tirent la langue ? Ils doivent bien connaître, même de loin, quelqu’un qui est au chômage, ou en emploi précaire, ou qui paye un loyer exorbitant pour habiter un taudis en ville ou, pire, en rase campagne… Il faut croire que non. Ils pourraient au moins regarder leurs propres reportages sur ces travailleurs pauvres obligés de dormir dans leur voiture. Croient-ils vraiment que les gens (qui ne sont rien) vont se laisser mourir de faim en silence ? « Le mouvement des Gilets Jaunes nous a tous pris par surprise », répètent-ils. Tous ? Vraiment ? Non, le plus surprenant, dans cette histoire, c’est que ce mouvement soit apparu si tard. Et qu’il ait été autant mesuré.
Bon, je respire un peu par le nez, parce que je sens que je m’énerve. Qu’est-ce qui m’anime, me demandes-tu ? La colère, à l’évidence ! Comme beaucoup, j’ai atteint un certain point de rupture. Je me sens très proche du personnage d’Olivier Petit, je partage son constat et certaines de ses expériences. Mais pas encore sa résignation. Sans doute parce qu’il a plus souffert que moi. Contrairement à ceux du passé, les prolos d’aujourd’hui (parmi lesquels je m’inclue) sont instruits et informés, pleinement conscients de l’injustice qu’ils subissent. Moi, à la place des « premiers de cordée », je me ferais du souci… La chanson ne dit-elle pas « On vient te chercher chez toi » ?
Pour revenir au titre, ce classement des gens en deux catégories, en plus de révéler une façon détestable de voir le monde, mène inexorablement vers une société « à deux vitesses » (pour simplifier, car le roman n’oublie pas les catégories qui se situent entre les deux). Les différences de traitement se jouent à tous les niveaux (éducation, santé, emploi, etc.) et notamment face à l’institution judiciaire. D’où l’épigraphe de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Parce que n’oublions pas que le roman est avant tout un polar, avec des crimes et une enquête policière pleine de rebondissements !
Et les gens qui ne sont rien est un roman policier d’apparence bien plus classique que tes précédents romans, car également plus ancré dans un quotidien qui pourrait être le nôtre. Est-ce ton propos, qui aborde des questions « d’urgence actuelle », qui t’a poussé vers cet apparent classicisme (et on dit bien apparent) ?
Je ne me lance pas dans l’écriture d’un roman en me disant : « Je vais faire un truc super original, en utilisant une construction dingue qui révolutionnera le genre. » Mon souci principal, dont découle tout le reste, c’est de trouver la meilleure façon de raconter l’histoire que je veux raconter, c’est-à-dire en la rendant la plus palpitante possible sans gâcher le suspense. Parfois, il faut beaucoup tordre la structure pour y parvenir, parfois, il faut choisir un mode narratif particulier. Je suis content que tu trouves le rendu « classique », parce que je te prie de croire que j’ai pas mal galéré pour organiser les chapitres entre eux ! L’air de rien, il y a plusieurs points de vue qui se succèdent sur deux époques (en 2018 et en 1998), avec des mêmes scènes relatées selon différents points de vue.
Cependant, tu as raison, le roman ressemble à un polar « classique », même s’il ne s’ouvre pas sur un meurtre : un écrivain a disparu dans les Cévennes et on suit l’enquête que mènent l’adjudant Gerardin et sa petite brigade pour le retrouver.
J’ai essayé d’être le plus réaliste possible, c’est peut-être le côté « ancré dans le quotidien » dont tu parles. Car en choisissant de placer mon intrigue dans un lieu reculé, j’ai été confronté à des contraintes spécifiques liées à l’abandon des campagnes par les services publics. Quand l’hôpital le plus proche se trouve à 40 kilomètres, par exemple, il faut compter presque une heure pour s’y rendre par de petites routes sinueuses. Ça influe sur l’histoire, sur son rythme, sur son atmosphère. Ça raconte aussi en creux l’isolement et l’abandon de populations entières, sans doute parce que « les gens qui ne sont rien » ne méritent pas les mêmes droits que les autres.
Pour ce livre, j’ai rencontré les gendarmes de Génolhac. À l’époque, ils étaient cinq, avec deux voitures. Sachant qu’ils bénéficient chacun de deux jours de repos par semaine, j’ai été obligé d’en rajouter un dans mon histoire pour qu’ils puissent être quatre en permanence. Dans ces conditions, on se doute bien qu’on ne trouvera pas dans le roman de grands déploiements de force, avec hélicoptères et chiens pisteurs ! On est plutôt dans le genre d’enquête où il faut batailler pendant deux jours pour obtenir la venue des TIC sur une potentielle scène de crime. Le fait que le principal suspect soit un notable influent de la région n’arrange rien… C’est peut-être la plus grande différence avec les polars classiques. Ici, l’enjeu n’est pas tant de découvrir l’identité du meurtrier que de savoir si Gerardin, freiné par sa hiérarchie, parviendra à arrêter le coupable. C’est pourquoi on peut aussi parler de roman noir ou de roman social.
Que nous prépares-tu pour la suite ? On y pense déjà, nous !
Vous faites bien d’y penser, car le nouveau roman que je suis en train d’écrire doit beaucoup à mes dernières lectures de chez Argyll : Un pays de fantôme, Eutopia et par certains aspects Sous le vent de la liberté et L’oiseau blanc de la fraternité. L’histoire se déroule dans un monde post-capitalistique, dans un futur proche. Cette fois, les genres littéraires s’emmêlent allègrement : anticipation/post-apo, un brin de fantastique (voire de zombies !) et un soupçon de polar, puisque le narrateur doit enquêter sur un meurtre dans un monde où le crime n’existe plus. Pour la première fois, à condition que je ne change pas d’avis en cours de route, j’écris à la première personne et ça change pas mal de choses, surtout pour moi qui aime multiplier les fils narratifs et les points de vue. Pour l’instant, je ne m’en sors pas trop mal et le résultat me plaît. Mais c’est périlleux, aussi parce que ce livre aborde des sujets plus intimes.