On nous l’a demandé, et il est vrai que nous ne prenions plus le temps de poser sur ce blog les premières pages de nos ouvrages. Au vu de notre actualité, après Chlorine qui doit sortir en mai, nous avons décidé de partager avec vous les premières pages du superbe roman de Nicola Griffith, La Lance de Peretur, paru au début du mois de mars !

Pour Kelley, mon amour, mon lac.
Dans les profondeurs d’une forêt en friche, une enfant grandit. Elle est à son aise dans la nature, dans le bosquet de fins arbustes gris et effeuillés, orné de vive mousse verte sur un côté. Dans ce bosquet, la mousse ne fait pas face au nord, mais forme un cercle tournant le dos au monde avec, en son centre, là où les branches tissent les nœuds les plus hostiles, une colline. Sur un pan de cette colline, perpétuellement dissimulée au monde, se trouve l’entrée sombre de la grotte où l’enfant vit avec sa mère.
De ce que sait l’enfant, sa mère et elle sont les seules à se mouvoir sur deux jambes à avoir jamais foulé le sol de cet endroit. Sa mère n’accepte de se faufiler hors de la grotte que jusqu’aux jardins qui bordent le bosquet, et ce uniquement en été. Lorsque les feuilles forment une chape suffisamment touffue pour occulter le bronze hâlé de soleil de sa chevelure aux boucles marquées, lorsque ses yeux, dont le bleu rappelle d’ordinaire la parure d’un paon, pourraient être pris pour des myosotis. Mais l’enfant, elle, est à son aise dans la nature. Elle sillonne tout Ystrad Tywi, la vallée de la Tywi, libérée de Dyfed dans le Temps Jadis. Dans cette vallée, partout où il y a un arbre, l’enfant y grimpe ; celui-ci l’abrite, et les oiseaux qui y nichent au printemps chantent pour elle, l’avertissent de l’approche de quiconque se meut sur deux jambes. En mai, lorsque les bourgeons se déploient sur les arbres et que les herbes du sous-bois s’épanouissent, elle sait à leur parfum quel goût aurait chacune, accompagnée de quelle viande, si elle pourrait soigner, qui elle pourrait tuer. De leur nectar, elle sait quelles phalènes viendront s’y désaltérer, tout comme elle sait quelles chauves-souris attraperont les phalènes, et dans quelles alcôves elles se retireront, suspendues, enveloppées de leur linceul de cuir tandis que le soleil estival s’élèvera haut dans le ciel, suffisamment haut pour éclairer jusqu’au centre du bosquet. Avant la récolte, lorsque le bourdonnement des abeilles se répand, lent et sirupeux comme le miel, l’enfant goûte dans leur ronflement affairé le récit du cours d’eau qu’elles effleurent au passage, des chutes dans lesquelles se déverse le ruisseau, des berges entre lesquelles il sinue, où les roseaux foisonnent et les butors automnaux s’épanouissent. Et lorsque la neige se remet à tomber, l’enfant attrape un flocon du bout de la langue et ressent, alors que ses vaguelettes lui lèchent le ventre, le lac dont il a été tiré par le soleil d’été, loin de là – un lac pareil à une promesse dont elle connaîtra un jour la teneur. Puis, quand le monde se replie sur lui-même pour l’hiver, l’enfant et sa mère font de même, attentives au crépitement des flammes et, au-delà du rideau de cuir qui marque l’entrée de la grotte, au doux chuintement de la neige qui se dépose sur les collines et vallons comme du feutre blanc.
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Dans la grotte est suspendu un grand chaudron. « Ma coupe », comme l’appelle la mère de l’enfant lorsqu’elle conte ses histoires. Lors des jours de chaleur, les jours précieux et lumineux où sa mère s’aventure à l’extérieur, sous le soleil – où elle attire un oiseau à son doigt et l’accompagne dans son chant –, la coupe est un présent pour Elen aux yeux bleus et au sourire rieur, reçu de la part de son amant, le père de l’enfant, avec ses yeux gris-vert comme l’océan. Lors de ces journées, la mère de l’enfant la nomme Dawnged : sa bénédiction, son cadeau, son don. L’enfant aime ce nom et ces jours, lorsque le chaudron n’est qu’un chaudron et qu’elles s’activent ensemble dans le jardin tandis que sa mère conte les légendes des Tuath Dé, les divinités sidhe arrivées en Eiru-par-delà-les-mers munies de quatre trésors fabuleux, un pour chaque dieu, apportés des quatre îles des Terres englouties. Les Tuath passent l’éternité à se disputer ces trésors.
« Il y a le Dagda et son étalon de ténèbres. Son trésor était le plus précieux de tous, la coupe d’or – non, pas si profond pour les haricots, Dawnged. » Et l’enfant enfonçait le haricot suivant moins profondément dans le long sillon de terre. « Bon, cette coupe – te souviens-tu de la coupe, petit cadeau ? »
Et l’enfant répondait « Oui ! » et racontait comment la Morrigan, dont l’étalon était gris, l’avait dérobée au Dagda pour se l’approprier, et comment son amant, Manandán, fils de l’océan et leveur de brume, la lui avait volée à son tour. Et l’enfant demandait : « Quel est l’autre nom de la Morrigan ? » ou « Quel autre nom porte le Dagda ? » Mais sa mère la prenait simplement dans ses bras, lui disait de ne jamais voler, car cela abîmait l’âme, puis elle riait, lui ébouriffait les cheveux et lui baisait les yeux – « Comme ils ressemblent aux leurs. » – et toutes deux se promettaient qu’elles resteraient ensemble dans la grotte, pour toujours.
Lors de ces beaux jours où sa mère était elle-même, l’enfant entendait d’autres contes, à propos de Lugh à la lance rutilante et d’Elatha, gardien de la pierre. Elle entendait parler du roi Núada, qui portait l’épée de lumière – jusqu’à ce que Bres, fils d’Elatha, la lui prenne, forçant Núada à se contenter d’un bras d’argent. Bres, Núada et Lugh ne portaient, tous trois, qu’un seul nom.
Cependant, les histoires changeaient en fonction du temps. Lors des sombres jours d’automne, lorsque le vent gémissait et arrachait aux arbres leurs dernières feuilles mornes, lorsqu’il rongeait et triturait la paix de l’enfant et de sa mère en fourrant sa langue au plus profond de leur grotte chaleureuse – et essayait de les faire sortir, comme l’enfant avait vu un blaireau tenter de faire sortir des fourmis d’un arbre à coups de langue –, lors de ces jours, la mère de l’enfant devenait livide et étrange. L’enfant se réveillait la nuit au son de ses cris de cauchemars – un homme venu l’emporter, emporter son enfant, emporter son paiement – et sa mère cessait de manger, ne faisait rien d’autre que se pencher au-dessus du chaudron pour y lire l’avenir, ou suivre l’enfant dans ses mouvements, le regard tourmenté. Elle criait sur l’enfant et tempêtait, lui embrumait l’esprit, embrumait ses récits, car, alors, Elen elle-même y apparaissait. Dans ces récits, la coupe n’était pas un cadeau ; c’était un paiement, en trois fois dérobé. Dans ces récits, Manandán était un tricheur cruel, venu à Dyfed avec sa coupe à la suite des bataillons d’hommes d’Eiru, et là, il avait trouvé Elen, dont la magie était fragile et humaine face au pouvoir des Tuath Dé, et là, il l’avait prise de force et faite prisonnière, son esclave volontaire – non, pas volontaire, contrainte d’être volontaire –, jusqu’au jour où elle avait fui, emportant avec elle la coupe d’or comme paiement. Elle avait fui et s’était cachée dans la grotte des trophées dérobés : la coupe qu’elle avait subtilisée à son premier voleur ; son propre corps, emporté, puis qu’elle avait elle-même récupéré ; et le cadeau qu’elle avait volé et dont il ne savait rien.
Lors de ces jours, Elen appelle l’enfant Tâl, sa rétribution. « Parce qu’il me le doit, Tâl, il me le doit. Il m’est redevable, c’est vrai, pour avoir possédé mon âme et mon esprit ; et l’autre me l’est aussi, car il savait. Oh, il savait ce que ferait Manandán. Mais ils ne nous trouveront jamais, ça non. Nous resterons cachées, nous resterons en sécurité, et ils ne connaîtront jamais ton véritable nom. »
Elle ne prononce jamais le véritable nom de l’enfant, ne dit jamais qui est l’autre, et les récits ne sont jamais les mêmes. Et, toujours, la grotte reste cachée.
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Le chaudron n’est pas en or et il n’est pas en argent, il n’est même pas en bronze martelé ; il est fait d’émail recouvrant du fer noir qui jamais ne ternit ni ne se déforme, même s’il arrive qu’il scintille du reflet d’une lumière venue d’ailleurs. Même lorsqu’il sort directement de l’âtre, il ne brûle pas la main qui le tient et quiconque y boit sera soigné. Du moins, c’est ce qu’Elen dit à l’enfant. Cette dernière ne saurait dire si c’était la vérité, car elle-même boit et mange dans le chaudron chaque jour, et chaque jour elle grandit toujours plus, devient toujours plus forte ; ses cheveux ont les mêmes lourdes boucles que ceux de sa mère, bien qu’ils soient plus pâles, de la couleur du laiton là où ceux de sa mère rappellent le bronze, les yeux gris océan avec une touche de vert. Du bout des doigts, elle trace les ornements de bronze du chaudron, de merveilleuses bêtes enroulées sur son pourtour, les ailes déployées et les yeux de verre brillant ; elle touche les froids écussons émaillés où de grands crochets retiennent le réceptacle lorsqu’il est suspendu, et elle pousse de la paume de la main les quatre petits appendices de fer qui forment la base sur laquelle il repose à côté de l’âtre ; elle lisse les pointes aiguisées des lances des chevaliers montés, les lignes marquées des épées qu’ils brandissent dans leur bataille sans fin.
L’enfant devient agile. Elle court aux côtés des cerfs. Elle apprend à chasser auprès de Cha Lynx des oreilles-touffues, se prélasse dans la joie de la traque et du bond carnassier. Elle chasse également à l’aide de pièges, d’une fronde et de pierres, et de son unique couteau, affûté en un tesson brillant ; elle ne pleure plus lorsqu’elle s’empare du faon ou du lièvre, car sa mère et elle doivent manger ; même si, plus d’une fois, elle a laissé le levraut à sa course et a souhaité au lièvre aux yeux en amande le meilleur pour son petit. Alors qu’elle grandit et que ses jambes s’allongent, elle s’aventure plus loin ; elle parcourt une demi-lieue, puis une, trois lieues, puis dix. La région est sauvage, abandonnée il y a longtemps à l’humidité et au froid depuis le départ des Crêtes-Rouges, revendiquée par aucun roi, même si elle l’a été un jour et le sera de nouveau un autre. L’enfant grimpe à un orme dont les feuilles nouvelles ont le goût de l’oseille, un orme sans autre nom qu’Orme. Parfois, Orme la berce délicatement jusqu’au sommeil dans la brise de fin de printemps, ou partage avec elle, en un murmure, l’expérience de pousser à partir d’un arbrisseau, d’aspirer l’eau depuis les profondeurs de la terre, de sentir les changements du monde, saison après saison ; et un jour, Orme lui montre l’épervier et ses yeux jaune souci qui attendent que la draine s’arrache à la sécurité de son nid. L’enfant suit un ruisseau jusqu’à un petit étang dissimulé où une cane a pondu ses œufs ; elle cache l’existence de cet étang aux renards et à Cha Lynx, et elle s’y rend parfois pour profiter des canetons qui se jettent à l’eau pour la première fois, qui ébrouent leurs plumes, se perdent et sont rappelés à la sécurité de leur mère, la cane qui n’a d’autre nom que Cane.
Puis, lorsque vient son tour de retrouver sa mère, les joues rayonnantes d’avoir arpenté la nature, sa mère pleure et la supplie de ne pas s’éloigner, de rester en sécurité – car l’enfant lui appartient, elle est son cadeau, son trésor, sa rétribution, tout ce qu’elle a – mais l’enfant sent sa force qui se développe ; elle doit courir, elle doit grimper, elle doit mettre son pouvoir à l’épreuve.
Lors d’une errance lointaine, elle suit une volute tournoyante de fumée bleu-gris en direction du sud, jusque dans la vallée, là où celle-ci commence à s’élargir, jusqu’à arriver à une nouvelle ferme, bâtie près des ruines d’une autre, abandonnée à l’humidité et au froid dans les Temps Jadis. Mais en ce jour, la terre sèche et se réchauffe, et les gens reviennent petit à petit : de vraies personnes, qui ne sortent pas de légendes. Cachée dans un taillis de noisetiers, elle observe et écoute les gens s’affairer autour de la rotonde neuve, la fumée bleue s’échappant de son toit pointu. Ces gens parlent une langue comme la sienne, mais pas tout à fait : plus hachée, mal dégrossie, troublée par le temps. Ils ont des noms, tous différents, des noms qui n’appartiennent qu’à eux. Un nom, pense l’enfant, est ce qui fait d’une personne qui elle est. C’est grâce à leur nom qu’ils savent qui ils sont.
Ces gens ne sont ni comme elle ni comme sa mère ; certains ont une forme différente et leur voix est rugueuse et profonde, comme une vache qui meugle. Elle en piste deux qui passent de l’autre côté de la haie épineuse, en direction d’un peuplement d’aulnes sur la berge du ruisseau qui coule près de leurs maisons. Ils sont bruyants ; leurs pieds malhabiles brisent des brindilles et frappent des pierres sans prêter attention à ce qui pourrait les entendre. Ils parlent, mais les choses dont ils parlent – les toisons et la tonte et les épouses – ne veulent rien dire pour elle. L’un des deux est plus imposant que l’autre, plus âgé, mais les deux ont le visage paré de poils or aux reflets roux, aussi fins que la barbe d’un bouc. Leur peau ressemble à du cuir tanné et ils ne sentent pas comme sa mère et elle – qui, en hiver, sentent la fumée et la fourrure, la graisse et la cendre, et, en été, sentent les herbes qu’elles écrasent dans le point d’eau où elles se baignent et le vin jaune pâle qu’elles produisent pendant le mois du miel. Ces gens sentent la sueur et le fer et la peau de mouton.
Elle s’accroupit dans les sous-bois humides et glaiseux et les observe couper les aulnes et n’en laisser que des souches, puis faire des piles de bois. Elle ne regarde pas le bois ou la façon dont leurs jambes se courbent et se plient alors qu’ils pivotent ; elle observe les outils : la hachette affûtée et la longue hache. Une fois le bois empilé, les deux s’asseyent un moment ; elle attend patiemment. Lorsqu’ils se hissent sur leurs pieds avec un soupir, elle les suit jusqu’à la haie d’épineux qui entoure leur maison, les regarde passer l’ouverture faisant office de portail et la refermer d’une barrière d’épines. Elle grimpe à un noisetier dans le bosquet et voit l’un des deux pendre sa hache à un clou enfoncé près du montant de porte et l’autre planter sa hachette dans la souche disposée à côté de la porte. Ils entrent.
La maison est sécurisée contre l’obscurité approchante. Ou du moins le pensent-ils. Dans le bosquet de noisetiers, elle attend, silencieuse, que le rideau d’ombre soit baissé. Lorsqu’il a fini de tomber, elle se faufile au-delà de la haie et retire la hachette de la souche, la suspend à sa ceinture et prend la hache sur son épaule. Le manche a été façonné dans un bon morceau d’orme, lissé par une année d’utilisation. Elle touche le fer froid. Une bonne lame. Elle revient une heure plus tard ; elle suspend deux lièvres au clou et dispose un rayon de miel sur la souche.
Dans les mois qui suivent, la rumeur court parmi les nouvelles fermes : les fées habitent les environs, invisibles, bien sûr, comme le disent les contes, mais aussi bien différentes des contes, car elles cherchent le fer luisant. L’enfant l’écoute, invisible, et sourit secrètement en entendant murmurer qu’aucun homme ne doit laisser de poinçon ou de burin sans surveillance un seul instant, sous peine de les voir disparaître ; aucune femme ne doit laisser son panier hors de sa portée, ou alors la laine, accompagnée de ses aiguilles et ciseaux, s’évaporera dans les airs comme la brume sous le soleil. Parfois, ils laissent une portion de fromage ou une miche de pain d’orge et demandent une faveur à voix haute, et elle ira retrouver leur chèvre perdue ou retirera la souche récalcitrante de leur champ avant l’aube. Dans le même temps, dans la grotte, les meubles de branches qui avaient été suffisants pour une frêle femme désespérée et son nouveau-né sont remplacés par des chaises robustes et une table de bois coupé, fendu et poncé. La mère et l’enfant ne dorment plus sur le sol près de l’âtre, mais sur un beau cadre de lit muni d’une plateforme de cuir tressé. Et l’enfant a si souvent écouté les paroles de ceux qui ne la voient jamais que, parfois, leurs mots anguleux s’infiltrent dans sa bouche, et sa mère tressaille en entendant le monde extérieur. Dans ces moments, elle supplie de nouveau l’enfant, supplie Dawnged, sa bénédiction, son cadeau, de tourner le dos au monde d’au-delà. Et l’enfant dit : « Mais ce monde est rempli de gens qui appartiennent à un lieu, qui s’appartiennent les uns aux autres, qui s’appartiennent à eux-mêmes. Et ils ont des noms ! Dehors, dans le monde, tout est différent et nouveau ! »
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C’est ainsi que la mère, pour conserver l’intérêt de sa fille, lui apprit la langue des livres et, avec une grande réticence, lui fit découvrir son coffre de parchemins. « Ce sont des récits du monde, lui dit-elle. Toutes les aventures, toute la différence et la nouveauté dont tu as besoin. » Les récits de héros et de hauts faits, les énigmes et les tragédies intéressaient effectivement l’enfant, mais nombre des parchemins de sa mère racontaient comment panser une plaie et prendre soin d’un jardin, comment mener un troupeau et parer une volaille fraîchement tuée, et elle savait déjà toutes ces choses. De plus, tous les personnages de ces histoires avaient des noms, alors qu’elle n’en avait pas ; et jamais elle ne trouverait son nom ici, dans la grotte.
Elle se mit à explorer de nouveau. Maintenant qu’elle savait à quoi correspondaient les signes, elle apercevait des pierres où étaient gravés des noms qu’elle prononçait à voix haute. De la fille de Cunignos, Avittoriga, ou Placé ici par Maglicunos, homme d’Elmet. Et de celles-ci, elle découvrit une autre langue, que sa mère ne lui avait apprise : la langue des entailles placées sur les bords des marqueurs de pierre, des découpes profondes qu’elle associa une par une aux lettres des mots de la langue des livres gravée sur la face des pierres. Une langue parallèle et secrète, découpée non par les hommes de Dyfed, mais par ceux d’Eiru-sur-l’océan. Elle effleurait la pierre couverte de lichen du bout des doigts. Lorsque viendrait le moment de graver son propre nom, serait-ce Dawnged, enfant d’Ystrad Tywi, ou Tâl, en paiement à Elen, ou alors trouverait-elle un jour son véritable nom ?
Un hiver – si rude qu’elle s’aventurait rarement loin, ses traces de pas dans la neige profonde risquant de mener quiconque doué de vue jusqu’à la grotte –, des loups hurlaient aux alentours et elle vit des hommes étranges arpenter les vieux chemins. Des hommes en haillons, des hommes maussades aux plaies suintantes et aux bouches édentées, parfois accompagnés de femmes fines et dures comme des cannes. Elle les suivit à grands pas, allant et venant dans la neige, aussi silencieuse qu’une biche, et elle écouta. Souvent, ces gens ne se servaient pas de noms. Souvent, ils s’en prenaient aux habitants des fermes, incendiaient, volaient, et parfois, ils s’entretuaient pour un quignon de pain, et parfois, les loups en tuaient un, ou deux, et parfois deux ou trois tuaient un loup. Cet hiver, elle vit davantage de sang dans la neige qu’au cours du reste de sa vie.
C’est cet hiver également qu’elle trouva du sang dans ses propres dessous – il était dénué de l’odeur forte et âcre du sang frais, mais possédait une étrange douceur –, et au printemps, le monde se mit à sentir différemment. Le besoin d’arpenter s’empara d’elle telle une soif insatiable.
À présent, lorsqu’elle épiait femmes et hommes, elle s’aventurait de plus en plus près, trop près pour sa sécurité, car elle était attirée par la courbe d’une hanche, par l’éclat d’une goutte de sueur le long d’une gorge, et elle se languissait de la sensation d’une chevelure brillante contre sa peau. Elle trouva une pierre parfaite pour une belle et jeune fermière et la lui déposa, dans l’attente d’être trouvée, et lorsqu’elle revint pour la voir disparue, elle cueillit et déposa une violette à la douce senteur, puis se cacha pour observer. Lorsque la jeune fermière trouva la fleur, elle la fit tourner entre ses doigts, sourit d’un sourire secret et, de ses lèvres pulpeuses, envoya un baiser en direction du bois. La femme hanta les rêves de la jeune fille un mois durant.
L’été passa comme un long rêve bleu ; elle dormait peu, mais arpentait collines et vallées, bois et versants de montagne. Au zénith d’un jour, elle observait son reflet dans l’étang aux canetons – envolés depuis bien longtemps –, là où l’eau est immobile entre les joncs, elle observait ses cheveux de laiton et ses yeux du gris froid teinté de vert de l’océan. Qui suis-je ? Elle ne ressemblait ni à cette jeune fermière ni aux hommes aux visages couverts de poils. Les cheveux de sa mère, presque, mais pas ses yeux. Elle effleura l’étang et ressentit l’écho d’un lac lointain, la promesse de toutes les choses vastes et claires et resplendissantes qu’elle découvrirait un jour. Mais pas ce jour. Ce jour, elle fut chargée par un bélier.
Elle était haut à flanc de colline, là où avaient été montés les moutons de la première ferme, et regardait sans les voir les brebis et leurs agneaux bien grandis, car elle était emplie du chant remémoré du lac, lorsqu’une mouche pressée effleura son bras. Elle sut dans l’instant qu’elle venait de la terre agglomérée autour des membres d’un bélier – celui qui lui fonçait dessus pour s’être trop approchée de ses brebis. N’importe quel autre jour, elle aurait couru, elle aurait bondi hors de son chemin, aurait ri et l’aurait réprimandé jusqu’à ce qu’il cesse, mais ce jour, elle était emplie d’une force et de rêves qui étaient siens, et ce jour elle se retourna, attrapa le bélier par les cornes et le força à ployer. Et lorsqu’il chargea de nouveau, cette fois, elle l’attrapa par les cornes et le projeta de côté. Elle se tint devant son corps étendu, étourdi, et dit : « Je t’ai vaincu en combat singulier ! » Et c’était la vérité ; un combat aussi acharné que celui opposant un chevalier à un dragon.
Cet automne-là, sa mère était folle de chagrin et épuisée par la colère ; elle refusait de manger ; elle refusait de parler à sa fille, excepté pour lui cracher son nom, Tâl, comme un juron, un avertissement. « Il me cherche, il est à ma recherche ! » La jeune fille la rassurait de son mieux et restait éveillée, ballottée dans son corps par les mêmes vents que les colonies d’oies qui planaient sur le flot d’air loin au-dessus d’elle. Une magie sauvage parcourait l’automne et y résonnait ; son destin se rapprochait, elle le sentait dans son sang et ses os et les battements de son cœur, dans le tourbillon des feuilles brunes et humides et dans les battements d’ailes dans le ciel.
L’hiver fut plus rude que le précédent, et les oiseaux, les blaireaux, les renards et les belettes portaient la rumeur d’une nouvelle bande importante de brigands. Sinistres et féroces, disait le blaireau ; sournois et le regard affûté, disait le renard. Elle se souvint du bélier. Elle pourrait les battre au combat, elle en était capable ! De plus, elle rêvait d’échapper à la grotte, d’échapper à sa mère, de trouver l’aventure. De trouver qui elle était, véritablement.
Un matin, elle se réveilla pour trouver que le froid aveuglant et scintillant s’était transformé en un gris morne accompagné du goutte-à-goutte de la fonte des stalactites. Elle sut au grognement assoupi d’une hérissonne en train de se tourner dans son terrier que l’accalmie serait brève, mais pour le moment, ses pas pourraient se mêler à la neige fondue, qui les dissimulerait. Elle s’empara de sa hache et sortit trouver le combat.
Elle parcourut les collines à grandes enjambées, puis descendit la vallée au sud, attentive aux odeurs portées par la brise, interrogea les vers au plus profond de la terre : Où sont-ils ? Elle ne trouva rien jusqu’à ce que, sur le flanc est de la vallée, plus loin au sud qu’elle ne s’était aventurée auparavant, elle foule de la neige qui ne réagit pas comme de la neige ; un soubresaut dans son pas, puis elle trébucha. Elle creusa dans la neige et trouva un bras aux poils noirs émergeant de sous un brassard. Elle creusa encore et révéla un homme, mort depuis longtemps, dévoré par des bêtes. Elle s’accroupit dans la neige, posa la main sur l’os brisé de sa cuisse gauche et intercepta le court souvenir empli de tourment d’une chute de cheval ; une prière murmurée dans un dialecte hérissé au goût de fumée, dont elle avait le sens sur le bout de la langue ; et du sang qui s’écoulait sur les herbes, les herbes brunies par la fin de l’été. Elle chercha davantage, mais le souvenir, ténu dès le commencement, s’envola avec le vent. Elle reporta son attention sur le corps étendu sous ses yeux. Par-dessus une chemise chatoyante – cousue d’écailles de métal brillant superposées –, il portait une large ceinture de cuir en bandoulière d’où pendait une lame dans son fourreau.
Elle vit que le fourreau pouvait être détaché, le souleva et en sortit la lame avec quelque difficulté : elle était rouillée par endroits et il manquait la pointe, mais il s’agissait d’une épée, pareille aux épées des chevaliers qui pourchassaient les dragons autour du chaudron. Elle la brandit d’une main, puis de l’autre ; elle n’était pas longue. Elle la rangea et la déposa à côté du cadavre. Accrochés à une ceinture plus fine attachée à ses hanches se trouvaient une belle bourse aux couleurs vives et un bon couteau à la garde damasquinée d’argent. À la main gauche, un anneau orné d’une pierre rougeâtre gravée d’une bête étrange, peut-être un poisson, mais qui se tiendrait dressé en équilibre sur sa queue. Elle creusa davantage et trouva une lance, puis une deuxième, comme elle avait vu les chevaliers en porter, accrochées à la selle des chevaux. Mais elle ne vit ni cheval, ni bouclier, ni paquetage de nourriture, ni couchage, ni cape de voyage. Elle empila son butin, prononça une bénédiction, comme elle l’aurait fait pour un lièvre mort, puis laissa le corps exposé, afin que les bêtes affamées puissent trouver ses os et nourrir leurs petits.

À l’entrée du bosquet, dissimulée au monde et à sa mère, elle déposa ses trouvailles dans la faible lumière brumeuse de l’hiver. La bourse était colorée, mais vide, si ce n’était une pièce d’argent usée ornée de la tête d’un roi des Crêtes-Rouges – un empereur, dans la langue des parchemins. La fine ceinture n’était pas supérieure à celle qu’elle portait, aussi la mit-elle de côté afin de l’utiliser dans la confection du poulailler qu’elle prévoyait de construire pour abriter les canetons qu’elle souhaitait attraper pour sa mère, lorsque les œufs des canes auraient éclos. La chemise écaillée était faite d’un cuir fin et souple, chaque écaille cousue à l’aide d’un tendon. Lorsqu’elle l’essaya, elle était étroite au niveau des épaules, plus étroite encore à la poitrine, et trop courte pour ses bras. Sa magie fonctionnait-elle ? Elle n’avait pas sauvé l’homme qui la portait. Peut-être n’y a-t-il pas de magie pour empêcher la chute de son propre cheval et la mort seul sans sépulture. Peut-être sa magie ne concernait-elle que les lames. Il y avait une déchirure du côté droit, qui avait été réparée et savamment dissimulée sous les écailles. Les lances étaient de frêne, de bonne qualité, droites. L’une avait une hampe épaisse, munie d’une lame large en forme de feuille et de deux larges barrettes situées en dessous, de chaque côté ; la hampe de l’autre était plus fine, et surmontée non d’une lame, mais d’une longue pointe, épaisse comme son majeur et couverte de traces de marteau évidentes, même maintenant, sur ses bords effilés, son extrémité acérée. Des embouts différents pour des utilisations différentes, même si elle ne savait pas encore quelles étaient ces utilisations. La lame du couteau était de bonne facture, mais elle préférait le sien. Le baudrier était de cuir robuste, raidi par son séjour dans la neige, mais solide. Et enfin, l’épée. Le fourreau était fait de bois doublé de laine autour duquel on avait enroulé des bandes de cuir et apposé une lourde extrémité d’argent. L’embout était gravé de ce qui pourrait être des silhouettes, usées et floutées par l’âge, et le cuir avait été vert, ou peut-être bleu, comme celui qui entourait la garde, et fixé grâce à du fil métallique noir : un étrange cuir brut muni de pointes. Le pommeau avait un jour été orné d’une pierre, mais n’arborait plus qu’un trou béant. Elle sortit l’arme et secoua le fourreau pour voir si le bout de lame manquant en tomberait ; rien n’en sortit. La sensation de la poignée de cuir et de métal dans sa main lui plut, assurée et légère. Mais elle ne brandit pas l’épée. Elle la déposa sur la chemise écaillée et l’étudia avec attention. Le métal ondulait et ondoyait là où il n’était pas touché par la rouille. C’était un bel objet, blessé mais pas vaincu, et si elle y travaillait régulièrement, elle pourrait lui redonner vie avant le printemps.

La Lance de Peretur est disponible en librairie. Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi.