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“Derrière les facéties du destin, l’humour de Robert Sheckley nous enjoint à ne pas trop prendre au sérieux les quiproquos de l’univers pour nous concentrer sur les merveilles qui le peuple et les perspectives que son exploration nous offre.” Just a Word.
Robert Sheckley revient sur le devant de la scène en France. Moins valorisé en France que les grands classiques de l’Âge d’Or du genre que sont Asimov, Heinlein, Clarke, Vance, ou encore Simak, Sheckley apparaît il est vrai une dizaine d’années plus tard que ces auteurs aux sommaires des grands pulps de science-fiction américains, au tout début des années 1950. C’est aussi un écrivain qui remporta très peu de prix d’envergure, hormis un SFWA Award, reçu non pas pour un de ses textes, mais dans la catégorie « Special Author Emeritus », ou encore un Jupiter Award pour sa nouvelle A Suppliant in Space (Galaxy, 1973). Sheckley, auteur mineur donc ? C’est le cas si l’on fie exclusivement aux colliers de prix obtenus par un auteur ou une autrice. Toutefois, celui qui fut, durant sa vie, vendeur de bretzels, jardinier, barman ou encore laitier, mais aussi un grand voyageur, est tout sauf un auteur mineur. Son oeuvre, aujourd’hui légèrement tombée aux oubliettes, possède la force des grands satiristes (il fut comparé à Swift et Voltaire), portée par une réflexion sociale de tous les instants et un humour très personnel que révèle parfaitement un style d’écriture aussi cinglant que ses idées.
S’il ne fut pas à l’instar d’Asimov ou d’Heinlein le grand architecte d’une histoire du futur, il fut architecte tout de même, mais d’une multitude de petites histoires du futur qui frappent par la forte prise que les meilleures d’entre-elles avaient sur la réalité et le quotidien de l’auteur et des lecteurs. Contrairement à beaucoup de textes de l’Âge d’Or, ce fait rend la lecture de Sheckley encore extrêmement savoureuse et moderne, presque intemporelle, car les thématiques politiques et sociales exploitées par Sheckley sont universelles, souvent philosophiques, traitées avec l’apparence de la légèreté, mais bien plus profondes que cette apparence simple. Un miroir ne donne qu’une seule dimension de ce que vous êtes, mais ne dit pas qui vous êtes. Sheckley ne s’évalue donc pas sur un seul texte, mais sur un ensemble, et son œuvre se tisse comme une métaphore filée, le verbe inquiet, mais le sourire aux lettres.
Ainsi, il publia plus facilement dans The magazine of Fantasy and Science Fiction et Galaxy, fondée pour cette dernière revue en 1950 par Horace L. Gold, qui abritaient une liberté de ton et une variété de genres que le célèbre magazine porté par John Wood Campbell, Astounding, ne goûtait guère. Campbell avait façonné Astounding comme une revue sérieuse où la science était positivement valorisée, crédible autant que possible, où la conquête par l’Homme (voire, par l’Américain) de son environnement, et donc également des étoiles, était une nécessité. C’est sans doute une des raisons – parmi quelques autres – qui empêchait le célèbre rédacteur en chef d’apprécier la prose d’un Bradbury, si l’on songe notamment aux Chroniques Martiennes). Si Sheckley publia tout de même dans Astounding (The Impacted Man, 1954), il se tiendra à distance raisonnable de la SF Campbellienne alors toujours influente, quoiqu’en perte de vitesse, notamment depuis les délires dianétiques de Ron Hubbard publiés au préalable dans Astounding, en 1950.
Les visions noires et acidulées du monde et de notre humanité que propose Sheckley, même enrobées d’humour, placèrent l’auteur dans une case à part de la vie du genre et à l’avant-garde d’un courant qui allait advenir, celui de la New Wave anglaise. Sheckley fut d’ailleurs rapidement publié dans la revue New Worlds, alors dirigée par John Carnell, puis reprise en 1964 avec succès par Michael Moorcock.
Le Temps des Retrouvailles, le recueil que nous proposons en ce début d’année, contient 13 nouvelles, pour la plupart publiées dans les années 1950 (une seule, La Mission du Quedak, date de 1960) dans la revue Galaxy. Elles sont donc représentatives du style développé par Sheckley. Une seule, Le Prix du Danger, hanta les pages de The magazine of Fantasy and Science Fiction. Parue en 1958, Le Prix du danger est une nouvelle marquante, peut-être la plus célèbre de son auteur et fait date dans l’histoire du genre. Sheckley, auteur libre et librement parodique, sarcastique sur son propre pays, met en scène avec un certain sens prophétique les premières télé-réalité qui feront et font encore le bonheur des chaînes en quête d’un audimat toujours plus important, et qui trouveront leur apogée dans les années… 2000 ! En cela, Robert Sheckley se positionnait clairement à l’avant-garde, expérimentant des thématiques nouvelles qui, par la suite, seront largement exploitées dans les histoires d’auteurs tels que Norman Spinrad (Jack Baron et l’éternité) et Philip K. Dick (Le Temps désarticulé, duquel est inspiré The Truman Show). Preuve de l’impact réel de cette nouvelle, elle sera adaptée une première fois à l’écran en Allemagne, avec le film Das Millionenspiel (1970) puis en France, friande de politique fiction, par Yves Boisset dans Le prix du danger (1983) avec Gérard Lanvin et Marie-France Pisier. Le film Running Man, tiré d’un roman de Stephen King, est lui aussi indirectement inspiré de cette nouvelle, le King ayant lu et apprécié Sheckley. Il était donc temps de faire redécouvrir cette pièce incontournable et majeure de la littérature américaine, ce que propose aujourd’hui Argyll !
Il ne faudrait cependant pas négliger les autres nouvelles du recueil car Sheckley fut un nouvelliste brillant et la qualité de ses oeuvres fut très homogène. Le Prix du danger est l’arbre qui, en quelque sorte, cache la forêt des merveilles. Vous pourrez notamment vous en rendre compte en voyageant avec Ben Baxter ou en prenant un billet pour Tranaï.
Finissons en évoquant que Sheckley se révéla aussi un très solide romancier. Si La dimension des miracles (1968) et les aventures rocambolesques que vit Tom Carmody dans cette épopée hilarante reste son oeuvre la plus connue et estimée, on lui doit également les excellents Le Temps meurtrier, Arena, Les erreurs de Joenes, Échange Standard (drôlissime aventure dans laquelle un homme partage corps et esprit avec celui d’un martien), ou encore Omega (roman corrosif à souhait se déroulant notamment dans un bagne spatial où le crime est autorisé et même encouragé). Sheckley, qui vécut les derniers mois de sa vie à… Kiev et y tomba malade (Poutine semble pour cette rare fois hors de cause), mourut en 2005 à Poughkeepsie aux États-Unis, près de ses filles. Il a légué une oeuvre imposante, riche d’une quinzaine de romans et de plus de quatre-cents nouvelles, à réévaluer et surtout à éditer ou à rééditer.
Les éditions rennaises Goater republieront d’ailleurs Omega le 13 mai 2022, dans leur formidable collection ReChute, sous couverture de l’illustrateur et bédéaste rennais Leyho. Ami.e.s lecteurices, vous savez désormais ce qu’il vous reste à faire !
(Un merci particulier à Lionel Évrard qui a révisé les textes avec passion et talent)
Texte : Argyll (c) 2022