La Saga Emshwiller, épisode 3/3 : Patrick Dechesne, traducteur de “La Monture”.

La Monture, de Carol Emshwiller">

Nous vous proposons, pour ce troisième et dernier épisode de la Saga Emshwiller, d’en apprendre plus sur le roman que nous publions début octobre, La Monture. Et pour ce faire, nous avons interviewé son traducteur, Patrick Dechesne, ardent défenseur d’un imaginaire écrit par les femmes. Carol Emshwiller fait partie de ces autrices qui comptent pour lui et, de notre côté, nous avons aussitôt pensé à lui pour traduire ce beau roman, resté jusqu’ici inédit en France, Prix Philip K. Dick et bien placé aux Prix Locus et Nebula. Excusez du peu…

Pour ce deuxième épisode de la Saga Emshwiller, Patrick Dechesne revient sur son travail de traduction de La Monture de Carol Emshwiller, roman lauréat du prix Philip K. Dick et finaliste des Locus Awards. Roman à paraître chez Argyll le 1er octobre.
Patrick Dechesne, traducteur de La Monture, roman à paraître le 1er octobre chez Argyll.

Bonjour Patrick. On sait que tu n’aimes pas trop cela, mais c’est le moment pour toi de te présenter un peu… 

C’est pas que je n’aime pas trop cela, c’est que je DÉTESTE ça. Je pense que la seule chose qui définit une femme ou un homme, c’est ce qu’il ou elle fait, ce que l’on peut constater de ses actions, pas ce qu’il ou elle dit d’elle-même.

Alors, en gros, ce que j’ai fait, en vrac et dans le désordre : j’ai été animateur radio, DJ, conteur, professeur d’informatique pour primo-arrivants, anthologiste, traducteur, j’ai organisé des jeux de rôle grandeur nature, des concerts, des spectacles, j’ai écrit des critiques musicales, j’ai interviewé des tas de musiciens et musiciennes, j’ai été éditeur, j’ai fait faillite, j’ai été chômeur, j’ai beaucoup joué au foot, mais toujours très mal, j’ai été le plus mauvais bassiste de tous les temps, j’ai un peu tâté du documentaire, j’ai voyagé,…

Et surtout, j’ai lu, relu et beaucoup lu. Toujours, tout le temps, dans toutes les circonstances. Je crois que c’est ce que je fais le mieux.

Bref, j’ai essayé de vivre le plus de vies possibles.

Si je ne m’abuse, tu n’avais jusqu’à présent traduit qu’un seul roman, Un étranger en Olondre de Sofia Samatar, pour le compte des tes propres éditions, les éditions de l’Instant. Tu nous l’as dit, cette vie-là était avant-tout militante (ce qui nous plaisait quand on a cherché à travailler avec toi). Peux-tu nous expliquer ce qui a motivé tes démarches ? 

Factuellement, je n’ai effectivement traduit qu’un seul roman (mais quel roman!). J’ai aussi à mon actif une grosse poignée de nouvelles, dont le recueil Kabu Kabu de Nnedi Okorafor, récemment réédité chez ActuSF et une petite dizaine d’autres réparties de ci de là. Je ne traduis que des textes que j’aime, avec lesquels je suis en résonance, je n’ai aucune envie de faire du travail de commande et de m’embêter avec des textes qui ne signifient pas grand-chose pour moi.

Quand j’ai fondé les éditions de l’Instant, mon but était de donner à lire au public francophone des textes d’autrices et d’auteurs que l’on ne trouvait ni ne défendait à l’époque. Et quand on se penche un peu sur les productions SF et fantasy publiées dans nos pays, le constat est immédiat : peu d’autrices (surtout en ce qui concerne les autrices traduites), encore moins d’auteurs ou d’autrices non-blanches, peu de textes avec une vraie portée politique (bien que le monde de la SFFF française s’imagine le contraire).

Moi, ce que je voulais, avec les éditions de l’Instant, c’était offrir un espace à toutes ces voix ignorées par l’édition francophone. Ignorées parce que le monde de l’édition n’est pas exempt des blocages et des biais de la société en général.

Donc, le premier pas, c’était donc d’offrir un espace aux autrices (majoritairement) et auteurs non-blancs, ce qui m’a amené a traduire et publier Sofia Samatar et Nnedi Okorafor, ainsi que des auteurs et autrices du monde entier dans l’anthologie steampunk que j’ai dirigée, Gentlemen mécaniques. C’était la phase 1.

La phase 2 consistait à ouvrir le reste de la chaîne éditoriale aux personnes qui en étaient exclues, notamment les traducteurs et traductrices, les illustrateurs et illustratrices,… Mais il aurait fallu générer plus de bénéfices pour offrir une rémunération correcte à ces personnes (je ne me suis jamais payé sur les traductions que j’ai réalisées, par exemple. C’était juste impossible.)

On y est pas arrivé, même si bien des gens ont tout fait pour que cela fonctionne et bien plus encore (ils se reconnaîtront. Merci à toutes et tous. Du fond du coeur.).

Donc, mon militantisme, c’est un militantisme de faits, pas de déclarations. La situation éditoriale française en SFFF m’étant apparue discriminante, j’ai donc essayé, imparfaitement mais non sans ambitions, d’apporter ma pierre à un changement, Et de publier des livres que j’aime, bien sûr.

Photo de Carol Emshwiller transmise par Susan Emshwiller.

Avant de signer pour la traduction de La Monture, tu connaissais déjà Carol Emshwiller, très peu publiée en France. Tu la lisais ? Quelle en était ta perception personnelle ? 

Oui, j’avais lu la plupart de ses nouvelles traduites en français, dans divers magazines et anthologies et je les aimais beaucoup. Carol Emshwiller était une des personnalités importantes de la SF américaine féministe et féminine des années 70, qui est une des variantes de la SF que j’aime beaucoup, et qui comporte quelques-unes de mes écrivaines préférées dans le domaine (Sonya Dorman, James Tiptree Jr, Kate Wilhelm, Joanna Russ et tant d’autres). C’était un véritable enchantement stylistique et une manière presque totalement inédite d’appréhender la SF.

Je n’ai découvert ses romans que très récemment, et je n’en avais lu que deux, dont La Monture, ça tombe bien !

Version américaine de La Monture.

Pour l’avoir lu, évidemment, en VO, nous savons que ce roman d’un abord assez simple est plus complexe qu’on ne le pense, notamment sur le langage, la façon dont s’expriment les personnages. Tu confirmes ? 

Ce que j’en pense en tout premier lieu, c’est que j’ai adoré traduire ce roman. 

Une de ses grands forces, c’est justement que le style y accompagne l’évolution des personnages. Charley, à travers qui nous vivons la majeure partie de l’histoire, voit au fur et à mesure que le roman avance son monde s’agrandir et se complexifier. Et le style de la narration suit ce mouvement : ses observations se font plus précises, ses opinions plus nuancées, ses descriptions plus riches. Son vocabulaire s’étend, son façon de s’exprimer se modifie. La matière même de son esprit, ainsi que la façon dont celui-ci change au fil des événements, est rendue dans le style même de l’autrice. C’est une très grande prouesse littéraire.

Puis il y a les Hoots, au langage étranger. Non pas qu’il soit incompréhensible, mais au sens où il est loin d’exprimer les mêmes choses et les mêmes sentiments que le langage humain. Ce qui est normal, non seulement les Hoots n’ont pas la même philosophie de vie que les humains, mais ils n’ont même pas les mêmes perceptions que nous. C’est un des thèmes qui traversent d’ailleurs tout le roman : deux espèces compatibles, mais dont les perceptions de la réalité sont fondamentalement différentes à cause de leur biologie différente (les cinq sens, la façon de procréer et la gestation, l’anatomie,…). Et ici aussi, tout est rendu dans le style de Carol Emshwiller. Deuxième grande prouesse littéraire.

C’était passionnant de rendre toutes ces nuances en français. 

Édition espagnole de La Monture

Nous y voyons, par exemple, de notre côté, une fable dystopique bien plus optimiste que La ferme des animaux d’Orwell, et (on rappellera que l’autrice était une grande fan de Kafka) un livre de « métamorphose » à la fois pour l’Humain et le peuple qui l’a soumis. À ce titre, et sans spoiler, la « symbiose » qui s’opère entre Charley, le jeune personnage principal du roman, et son Petit Maître Hoot est flagrante, non ? 

Clairement.

Je ne considère pas le roman comme dystopique, personnellement. Certes, les situations y sont dures, le monde est à première vue sombre, les personnages sont tous enfermés dans des situations inextricables, mais ce n’est pas le propos du roman. C’est un roman qui ne parle pas du malheur dystopique ou de la survie. C’est un roman qui parle de changement de paradigme. C’est exactement en cela que, pour moi, il est d’une actualité brûlante.

Édition française de La Monture, chez Argyll.

Peux-tu expliquer la manière dont tu as travaillé, ton rapport au style de l’autrice et la façon dont toi tu essaies (on le sait avec humilité) de te glisser dans sa peau ? 

Je fonctionne selon le principe de la calebasse vide : je me vide le plus possible de mon ego et je laisse le texte s’infiltrer dans la place ainsi libérée. Souvent, je pense que je ne traduis pas le texte. Je pense que le texte se traduit tout seul à travers moi.

Je n’ai aucune autre théorie ni idée sur la façon de je travaille. Et je ne désire pas en avoir.

Tu as carte blanche sur le sujet que tu veux, pour conclure cette interview. Nous t’écoutons ! 

À chaque livre que nous lisons, nous changeons. Un des maux de notre époque, c’est que nous nous enfermons dans les mêmes goûts, les mêmes styles, les mêmes écritures. C’est aussi un des maux spécifiques de la SF en France, cette incapacité à sortir des œuvres du passé, à appréhender d’autres formes de SF, d’autres sensibilités que celles auxquelles nous sommes habitués depuis des décennies et dans lesquelles nous nous figeons trop souvent, jusqu’à en devenir secs et rancis.

Changez de style ! Lisez des textes divers et variés. Ne vous enfermez pas dans une seule conception de vos goûts et de vos préférences. Vous avez bien plus de facettes que ça ! Explorez-les ! Profitez-en ! Vivez !

Merci Patrick !

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