Portrait de l’auteur en travailleur (Camille Leboulanger), partie 1.

">

Régulièrement, nous proposerons des tribunes d’auteurs invités sur ce blog qui apporteront une réflexion sur la façon dont fonctionne (ou devrait fonctionner) le monde du livre. Pour cette première livraison, faisons place à Camille Leboulanger, jeune auteur qui publie en début d’année 2021 un roman à la frontière des genres, Ru, aux éditions de L’Atalante. Il est déjà l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Enfin la nuit (L’Atalante) et Bertram le baladin (Critic/Libretto).

Camille Leboulanger. Photo (c) Argyll, 2020

Portrait de l’auteur en travailleur. Partie I.

L’auteur est un travailleur

Dans le rapport rendu le 22 janvier 2020 au ministre de la Culture (alors Franck Riester), Bruno Racine (et son équipe) définissait trois axes majeurs pour « répondre » à la nécessité d’une « politique des auteurs ». Les vingt-trois propositions du rapport sont organisées en trois « pôles ». Il s’agit de « Conforter les auteurs individuellement », de les « Renforcer collectivement » et enfin de « Répondre à la demande de statut en définissant la professionnalité des auteurs »1.

« Conforter les auteurs » consiste, dans la vision du rapport, essentiellement à renégocier à la hausse la part des « aides » qui leur sont accordées et – point le plus saillant – instaurer une rémunération des auteurs « jeunesse et de bande-dessinée » dans le cadre des festivals. Le rapport propose également, il faut le noter, de conditionner la subvention à de « bonnes pratiques » envers les auteurs. « Conforter » ici, signifie donc essentiellement constituer l’auteur comme bénéficiaire d’aide. Le rapport fait le constat de la dépendance économique des auteurs, mais ne trouve pour y remédier que de « l’aide ». Ce faisant, il s’inscrit dans une tradition du « compromis » face au capitalisme (la « sociale-démocratie », l’« état-providence ») où l’état supplée à des besoins minimum de survie. Pour le dire vite, pour vivre dignement, l’auteur a besoin qu’on l’aide. Or, dans le capitalisme, il n’existe pas d’aide désintéressée.

Cette vision semble en contradiction avec les propositions n°5 à 10 qui veulent « renforcer les auteurs collectivement ». Il faut ici comprendre étendre la représentativité des auteurs dans les organismes de gestion financière (des-dites « aides », mais aussi – surtout – de la sécurité sociale). Pour ce faire, le rapport incite à la tenue rapide d’élections professionnelles et à créer une délégation des auteurs auprès du ministère de la Culture, auquel ils sont le plus souvent rattachés (une manière de les détacher de l’univers du travail).

Encore une fois, le rapport Racine propose quantitativement et qualitativement peu : l’état français capitaliste a déjà, à de nombreuses reprises montré son indifférence face à la représentation et les diverses délégations (l’exemple le plus récent étant la « Convention citoyenne pour le climat »). Ce que suggère le rapport semble être la constitution d’un groupe d’intérêts (ou lobby) propre aux auteurs, à même d’influer au sein d’instances officielles ( « commissions », « conseils ») ou non (discussions et tractations de couloir). Pourtant, le rapport appelle à la tenue d’élections professionnelles. C’est donc que les auteurs à même de s’exprimer et de faire valoir leurs droits sont des « professionnels », au même titre que, disons, des plombiers ou des comptables.

Il s’agit donc de définir ce qu’est un auteur professionnel, et c’est l’objet des propositions n°1 à 4. Selon le rapport Racine, cette professionnalité est fondée avant tout sur les revenus (et donc la part de revenus liés à la création littéraire dans l’intégralité du revenu perçu par un auteur). Schématiquement, puisque le capitalisme fonde le prix de la force de travail sur un quota horaire (« le temps c’est de l’argent », paraphrase involontaire de Marx), il s’agit de connaître la proportion de son temps que l’auteur passe à écrire. La recommandation n°4 avance le chiffre de « 900 fois le SMIC horaire moyen ». Pour être juste, la même proposition prévoit de définir d’autres critères afin que les auteurs ne remplissant pas cette condition de revenu puissent accéder aux-dites élections professionnelles. Sur ces critères de professionnalité « autres », le rapport reste profondément flou.

Le problème est le suivant. 

Il est que, en se fondant sur ces critères de revenus, l’immense majorité des auteurs publiés (je me limite ici sciemment aux auteurs publiés « à compte d’éditeur ») ne sont pas « professionnels ». Le rapport Racine lui-même constate que grand nombre d’auteurs ne tirent pas de la littérature (au sens large) ou des « activités annexes » la majorité de leurs revenus, et celles et ceux qui choisissent de s’y consacrer entièrement rencontrent une pauvreté extrêmement forte. Il est impossible même, actuellement, de définir un auteur professionnel par le temps qu’il y consacre. Le rapport de production et de redistribution capitaliste est essentiellement à la défaveur des auteurs, comme des travailleurs en général. 

Le seul type de revenu spécifique à l’auteur qui permettrait de le définir professionnellement est le droit d’auteur, soit un pourcentage défini sur le prix de vente hors taxes d’un livre (dont le montant est une revendication permanente des associations d’auteurs). À première vue, la revalorisation du droit d’auteur semble une lutte logique pour les auteurs. Cependant, en indexant la rémunération du travail de l’auteur sur la réussite commerciale de sa diffusion (qui est le plus souvent justement le travail de l’éditeur et de la diffusion), ce n’est justement plus son travail qui est rémunéré mais son adéquation aux critères du marché2 et à ses contingences.

On comprend alors que le droit d’auteur est une pratique capitaliste de la valeur, un régime de prédation du travail et qu’il doit, sinon disparaître, en tout cas trouver une place seconde dans la rémunération du travail artistique. Le droit d’auteur n’est pas une rémunération du travail de création. Il en va évidemment de même de la pratique corollaire de « l’à-valoir », une « avance » faite à l’auteur sur les droits « à venir ». 

Le critère de revenu est ainsi évacué, d’autant que, lorsque l’auteur perçoit son dû (un an au minimum après publication), il est déjà trop tard. Beaucoup trop tard. Le travail est fait depuis longtemps. Lorsque l’auteur apporte un manuscrit achevé à un éditeur, le travail est déjà accompli. Dans la configuration actuelle des rapports de production, l’auteur est celui qui fait l’avance de sa force de travail à l’éditeur, et non l’inverse. Il faut évidemment comprendre ici « l’éditeur » comme synecdoque de l’intégralité de la chaîne éditoriale (édition, diffusion, commercialisation). On peut arguer que, pour un auteur « installé », lesdroits d’auteurs d’un livre assurent sa subsistance durant l’écriture du suivant. Cependant, c’est retomber sur le paradoxe de l’œuf et de la poule : quid du fameux « premier roman » ?

Il faut se rendre à l’évidence : en l’état actuel des choses, le travail littéraire de création n’est pas rémunéré. À vrai dire, il n’est même pas reconnu comme travail, ni comme activité de production. Sa réalité matérielle est intégralement occultée. 

Un deuxième obstacle à la constitution des auteurs comme « classe professionnelle » semble être, paradoxalement, les auteurs eux-mêmes. En effet, dans son article De la littérature en régime néolibéral3 Lionel Ruffel décrit ainsi l’imaginaire du « travail littéraire » – duquel il souligne également que tout est fait pour qu’on ne croit pas à son existence – : il est « hyper-individuel », « à la maison », « par projet », « sans engagement ». Le néolibéralisme capitaliste, en structurant symboliquement et matériellement le travail de création comme un loisir, une vocation (donc intrinsèquement imperméable aux conditions de production, puisque ne rentrant pas dans l’ordre du travail), empêche non seulement la revendication d’un travail de création, mais aussi sa définition même. Le travail de création n’est pas rémunéré, puisqu’il n’existe tout simplement pas, si ce n’est dans ses manifestations « annexes » (sur lesquelles insiste le rapport Racine). 

Voici, succinctement, le portrait que fait Ruffel de l’auteur « néoliberal » (en tant qu’inscrit dans ce rapport de production, et non lui-même promoteur explicite de ce corpus idéologique) : une personne « seule », dont l’écriture n’est le plus souvent qu’une activité seconde (ou, si elle est première, c’est au prix d’une grande insécurité économique et d’une injonction matérielle à la productivité : écrire beaucoup, selon les critères du marché, pour espérer mange). Le marché néolibéral n’est pas en reste d’offrir, d’ailleurs, aux auteurs ces fameuses « activités annexes » pour compléter leurs faibles revenus : conférences, salons, séminaires d’écriture, etc. Toute une gamme d’activités performatives s’offre à eux qui, si elles ne sont pas négatives en elles-mêmes, le deviennent car, premièrement elles détournent de la création en soi, et secondement elles sont « rémunérées » le plus souvent… en droits d’auteur. Une intervention en milieu scolaire, pour un auteur, ou une pris de parole dans un festival ne semblent pourtant pas contraire à la définition commune du travail.

Cet individualisme que décrit Ruffel peut avoir plusieurs causes. La première est bien sûr la solitude de l’acte de création (même si là encore il s’agit d’une notion socialement et sociétalement construite.). Annonçant sa retraite de l’écriture, l’écrivain américain Philip Roth annonçait qu’il ne regretterait pas « le silence ».

La deuxième tient, à mon sens, à la nécessaire mise en concurrence des auteurs entre eux sur le marché du livre : il faut écrire, vendre, autant sinon plus que les autres. C’est là encore le paradoxe des structures de production culturelle du néolibéralisme : la « main du marché » agite d’un côté la promesse (pas nécessairement erronée) que chacun est artiste et que la création est un moyen nécessaire de l’accomplissement personnel (idéologie véhiculée par les réseaux sociaux, les médias dominants, la littérature de « développement personnel » dont les « manuels d’écriture » par exemple…) et de l’autre le truisme « beaucoup d’appelés, peu d’élus ». En clair, il n’y a pas de place pour tout le monde. Il s’agit non seulement d’être « le meilleur soi » mais aussi de l’être « plus que les autres. » Cet « énoncé paradoxant » me semble au cœur de la production culturelle néolibérale. Il explique, au moins en partie, la querelle sans fin entre auteurs « édités » et « auto-édités ».

Cette querelle trouve à mon sens son origine dans la troisième cause de l’individualisme auctorial. L’auteur, en rendant publique sa création, est – qu’il en ait conscience ou non – en recherche de légitimation du corps social. Celle-ci prends le plus souvent la forme du succès commercial : beaucoup de livres vendus, mais aussi des critiques élogieuses, etc. Il veut être connu, et reconnu. L’étymologie même du terme « auteur » (auctor) le rapproche de celui d’« autorité » : il s’agit donc ici d’une lutte de pouvoir. Il y a certes bien des objections à faire aux pratiques d’« auto-éditions » constatées de nos jours : elles contribuent à une surproduction croissante, elles enrichissent des multinationales prédatrices et surtout elles n’ont rien de structurellement différent de la chaîne du livre dite « traditionnelle ». Le seul maillon de cette chaîne qu’elle menace est celui de « l’éditeur » comme médiateur, arbitre des textes dignes d’être publiés, « lien » entre l’auteur et son public. L’auto-édition, toutefois, alimente un peu plus encore la fantasme littéral de « l’indépendance » : je travaille seul, je fais tout seul, je « contrôle » seul, moyennant bien sûr la ponction qu’opère Amazon (pour ne citer que lui) sur chacune des ventes. 

Cette pratique est néolibérale en ce qu’elle rend encore davantage chacun « entrepreneur de lui-même », tout en le laissant à la merci d’algorithmes commerciaux qu’on aurait bien tort de considérer comme neutres et auxquels il faut se conformer ou disparaître. L’auto-édition par les plate-formes n’est donc pas une voie d’émancipation pour l’auteur et on comprend en quoi les « édités » s’en sentent menacés : l’édition traditionnelle concourt à cette légitimation de leur œuvre et leur assure un surplus de capital symbolique. La distinction entre auto-édité et édité ne permet pas non plus de constituer un groupe professionnel, puisqu’elle contribue encore à diviser les producteurs en les faisant s’affronter « à mort » dans une guerre de légitimité.

(à suivre…)

Camille Leboulanger.

1 J’aborde volontairement ces trois points dans l’ordre inverse de celui dans lequel ils sont présentés dans le rapport.

2 On discerne également que c’est cette capacité d’adéquation que l’édition capitaliste entend quand elle parle de professionnalisation. 

3 Dans Imaginaires du néolibéralisme, collectif, La Dispute, 2016

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.