Régulièrement, nous proposerons des tribunes d’auteurs invités sur ce blog qui apporteront une réflexion sur la façon dont fonctionne (ou devrait fonctionner) le monde du livre. Pour cette première livraison, faisons place à Camille Leboulanger, jeune auteur qui publie en début d’année 2021 un roman à la frontière des genres, Ru, aux éditions de L’Atalante. Il est déjà l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Enfin la nuit (L’Atalante) et Bertram le baladin (Critic/Libretto). À venir chez Argyll : Le chien du forgeron, une puissante fantasy celtique qui s’attaque au mythe de… la virilité.
Portrait de l’auteur en travailleur. Partie II.
Alors quoi ?
Le critère de revenu est insatisfaisant. Celui d’inscription dans les structures de production également, puisque ce sont ces structures mêmes qui empêchent la définition de l’auteur comme travailleur. Il est vrai, par parenthèse, que ce mot de « travailleur » agit comme un repoussoir auprès de nombre d’auteurs : le patient travail de distinction opéré par les structures néolibérales entre travail manuel et travail intellectuel a semble-t-il rendu le premier moins « noble » que le second et lui a réservé de statut de travailleur. Cela peut s’expliquer ainsi : la classe ouvrière a été la seule à s’en revendiquer, à se percevoir comme telle, à faire explicitement sienne l’antagonisme entre travail et capital. Le travail intellectuel, à tort, s’en est cru épargné. Si, comme écrivait Bourdieu, « une classe est définie par son être-perçu autant que par son être, par sa consommation autant que par sa position dans les rapports de production »1, il faut peut-être faire le constat que les auteurs n’ont jamais accepté d’y occuper une place. Suivant la figure mythologique de l’auteur à son bureau (ou à son gueuloir), ils se sont peut-être fourvoyés en fantasmant leur indépendance. Il n’est plus temps, comme a pu l’écrire Sartre, « de se ranger du côté de ceux qui veulent changer à la fois la condition sociale de l’homme et la perception qu’il a de lui-même » (point de vue surplombant) ou d’être « un compagnon de route ». Pour obtenir gain de cause, il est urgent que les auteurs prennent conscience de leur place dans la division productive du travail néolibérale et la constatent pour ce qu’elle est : le bas de l’échelle. En contexte néolibéral, l’auteur est un prolétaire. Il ne reçoit aucune qualification en tant que travailleur. Son travail n’est même pas rémunéré.
Mais alors comment faire ? Les propositions de Bernard Friot à propos du « salaire universel2 à la qualification personnelle » ouvrent une voie. Elles présentent le double intérêt de décorréler le travail concret (disons, l’écriture matérielle d’un livre) du statut de travailleur, de séparer justement le temps de la rémunération, ainsi que, en fondant une socialisation totale de la valeur ajoutée, de repousser durablement « l’aiguillon de la faim ».
Elles peuvent avoir un effet second : l’avènement du « communisme luxueux »3 que décrit Frédéric Lordon. Puisqu’il ne serait plus nécessaire de produire énormément de livres pour survivre, il se ferait donc moins de livres, mais de meilleurs. Cette extension universelle du statut de travailleur comme un droit politique inaliénable (et non plus lié à l’emploi) présuppose, il est vrai, une refonte totale des rapports de production. En cela, elle peut sembler idéaliste (mais traiter une philosophie marxiste d’idéaliste, c’est n’avoir guère compris le matérialisme dialectique…) ou irréalisable. Cependant, pour citer une anarchiste : « Nous vivons dans le capitalisme. Son pouvoir paraît sans échappatoire. Il en était de même du droit divin des rois. (…) La résistance et le changement commencent souvent dans l’art, et bien souvent dans notre art, l’art des mots ».4
Ce que la proposition ne résout pas (et ce qu’il faut résoudre, chemin faisant), ce sont les conditions de reconnaissance d’un travailleur comme « auteur » spécifiquement. Friot évoque des « jurys » et donc une forme de reconnaissance par les pairs. Quelles conditions celle-ci pourrait-elle prendre ? Qui sont les pairs ? L’œuf ou la poule, encore une fois. On voit bien comment cela laisse en suspens la question de la légitimation sociale. On peut peut-être arguer que, une fois la question de la survie matérielle dénouée, ces affrontements auraient tendance à s’atténuer. C’est, j’en ai conscience, une idée optimiste mais, puisque le capitalisme se fonde sur une anthropologie négative de l’homme (« l’homme est un loup pour l’homme », « le travailleur doit être soumis à la coercition pour être productif », séparation arbitraire entre « actifs » et « non actifs », et autres processus de culpabilisation), pourquoi une anthropologie communiste ne serait-elle pas, au contraire, positive ?
Le travail à faire me paraît donc le suivant : redéfinir (ou, plutôt, enfin définir) clairement la place de l’auteur dans la division du travail sans présupposé de noblesse ou de supériorité morale. Ce changement entraînera nécessairement des modifications dans la rémunération du travail de création. Auteurs et éditeurs, s’ils font réellement un travail commun, doivent de toute urgence réévaluer et transformer le contrat d’édition (et, pourquoi pas, le transformer en contrat de travail). Enfin, aux auteurs de prendre conscience de leur nécessité et de leur primauté dans l’appareil productif : sans les infirmiers, pas de soin ; sans les agriculteurs, pas de légumes ; sans les boulangers, pas de pain ; sans une classe d’auteurs consciente d’elle-même et de ses forces en tant que travailleurs, pas de livres.
1Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979
2Récemment, on peut lire Bernard Friot & Judith Bernard Un désir de communisme, éditions Textuel, 2020
3Frédéric Lordon, Pour un communisme luxueux 2020 : https://blog.mondediplo.net/pour-un-communisme-luxueux
4Ursula K. Le Guin, Discours de réception du National Book Award, 2014, https://www.youtube.com/watch?v=s2v7RDyo7os
Camille Leboulanger